Le Visiteur : Une rencontre entre Freud et son subconscient
Par Florence Yérémian – La pièce se situe en Avril 1938. Suite à l’Anschluss, les troupes hitlériennes envahissent l’Autriche et prennent possession de Vienne. C’est précisément au coeur de cette capitale assiégée que demeure Sigmund Freud dont la fille Anna vient d’être embarquée par la Gestapo. Tandis que le grand psychanalyste plonge dans une sombre inquiétude, un inconnu frappe à sa porte. Répondant au nom de Walter Overside, il semble tout connaître de la vie de Freud: évoquant son passé, prédisant son avenir, il entraine le Docteur dans un véritable questionnement autour de sa foi et de son identité…
Mais qui est vraiment cet étrange visiteur ? Un mythomane? Un fou échappé de l’asile? Une projection du subconscient de Freud? Et si, en fin de compte, c’était Dieu lui-même ?…
Eric Emmanuel Schmitt, une réflexion intéressante sur le Créateur et la croyance
Cette pièce signée Eric Emmanuel Schmitt est une interessante réflexion sur le Créateur et la croyance. S’articulant autour de la figure de Sigmund Freud, elle a d’autant plus de profondeur qu’elle met en avant les différents niveaux de conscience et d’inconscience si souvent évoqués par le psychanalyste. C’est d’ailleurs sur cet axe que se développe la mise en scène de Jean-François Lecomte qui vagabonde entre le rêve et la réalité : en introduisant un écran vidéo en arrière plan de ses acteurs, le jeune réalisateur propose des projections temporairement décalées de ses protagonistes et confère ainsi une dimension résolument énigmatique au récit.
C’est à Éric Brun que revient le rôle de Freud. Agé de 82 ans, le savant professeur est saisi dans un moment de doute et de faiblesse. Refusant de s’exiler à Londres en dépit de la menace nazie, le vieil homme est à la fois nostalgique de sa jeunesse viennoise et absorbé par ses écrits sur Moise et le monothéisme. Malgré sa silhouette fourbue et son regard craintif, le comédien Éric Brun manque d’aisance et d’authenticité dans son interprétation: la gestuelle trop raide et la voix monocorde, son Freud a des allures d’ascète larmoyant qui ne fait que s’apitoyer sur son pauvre sort. Où est donc passé le recul analytique de ce patriarche ? Et qu’en est-il de sa clairvoyance de médecin? Certes son personnage a perdu toutes ses certitudes mais Freud est un homme d’esprit qui en dépit de ses peurs et de ses interrogations doit pouvoir faire face à son interlocuteur. A défaut d’argumentation, il demeure ici en retrait, couard et enfermé dans un registre monodirectionnel de « victime ».
Face à lui, Jean-François Lecomte prête son visage insondable au mystérieux « Visiteur ». Tour à tour provocateur, évasif ou spirituel, il joue subtilement avec l’ambiguïté de son protagoniste et parvient à maintenir le spectateur au coeur de sa manipulation ésotérique. La diction précise et le geste furtif, il nargue le pauvre Freud, l’accuse, le fait réfléchir à sa condition humaine et tente finalement de l’aider. L’implication du comédien-metteur en scène est évidente : intrinsèquement ressentie, elle sonne juste et fait progressivement passer Jean-François Lecomte du stade de fou à celui de divinité.
À ses côtés la jeune actrice incarnant Anna Freud (Violette Ehrart) ne possède pas assez de texte pour se distinguer, quant à Frédéric Pillet qui symbolise la figure autoritaire de la Gestapo, il s’égare complètement dans une caricature de soldat SS : usant d’une arrogance excessive et d’un accent incertain, il tombe gauchement dans la parodie et profane sans le vouloir la portée intellectuelle du texte d’Eric Emmanuel Schmitt.
Cette oeuvre écrite dans un moment d’égarement spirituel soulève en effet une foule de questions philosophiques : présentée comme un dialogue avec l’absolu, elle suppute la toute puissance d’un être suprême, s’interroge sur l’existence du mal malgré celle d’un Dieu, et tente de justifier la place de l’homme à la surface de cette terre. Le tête-à-tête entre Freud et son Visiteur est donc plus que propice à la réflexion et l’on regrette vraiment que la pièce de Jean-François Leconte se focalise sur le martyr des juifs aux dépends d’une théodicée ou d’une exploration des pouvoirs d’un éventuel Créateur. En réduisant l’histoire de la souffrance humaine aux victimes de l’Holocauste, cette adaptation ramène la dimension théologique du débat freudien à la question juive. L’on a alors l’impression d’assister à une pseudo conversion de Freud alors que ce n’est nullement le discours qu’il prône dans son ultime ouvrage consacré au monothéisme.
En effet, malgré sa quête finale de vérité, le psychanalyste viennois est demeuré incroyant jusqu’à sa mort. Pourquoi donc s’entêter à faire de lui un converti – voire un repenti – alors qu’un exposé théâtral de son athéisme face à la figure d’un Deus Absconditus aurait pu avoir un réel échos dans l’esprit du public ?
Le Visiteur
d’Eric Emmanuel Schmitt
Mise en scène: Jean-François Lecomte
Avec la troupe Théâtre sur Cour: Violette Ehrart, Frédéric Pillet, Éric Brun, Jean-François Lecomte
Tournée:
– en Octobre 2016 au Festival de Massy
– les 6 et 7 avril 2017 à la Salle Vasse de Nantes
En date du 8 mai 2016, Jean-François Lecomte a reçu pour son rôle du Visiteur le Prix d’interprétation masculine du Festival de Théâtre de Maisons-Laffitte !
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