« Angels in America » : à la Comédie-Française, une plongée dans les années SIDA dans l’Amérique reaganienne
Nous sommes à New-York en 1985. Des histoires personnelles et des aventures collectives se conjuguent. Dans cette galerie de personnages, on découvre Roy M. Cohn, un avocat véreux impliqué dans les scandales financiers et politiques du parti de Reagan et du maccarthysme, un couple gay, Prior et Louis qui s’aiment, mais que le sida va séparer. Il y a aussi Harper femme au foyer dépressive et son mari Joe le jeune avocat ambitieux « beau comme un cow-boy Marlboro », troublé par une sexualité incertaine et des croyances religieuses pesantes. Et puis Belize, infirmier miséricordieux. Tous aiment, souffrent, luttent, se mesurent à de grands enjeux, désemparés face au grand rêve perdu de l’Amérique.
Cette relecture de la pièce de Tony Kushner pour la Comédie Française est une belle réussite. Raccourcie de 7h à 3h, la mise en scène fluide d’Arnaud Desplechin nous replonge dans l’Amérique Reaganienne des années 80 lors de l’apparition du SIDA avec toutes les peurs et les angoisses que suscite à cette époque le « cancer des gays ». Du lever de rideau à la scène finale, le public a droit un dispositif scénique imposant. Les décors, les intérieurs de lofts, la salle de restaurant, les immenses rideaux latéraux et les effets de lumière permettent à certaines scènes d’être jouées simultanément. Les dialogues, les disputes entre les personnages dans des lieux différents se font écho pour mieux capter l’attention.
Images surprenantes, ce boudoir et ce lit d’hôpital qui sortent du dessous de la scène. Autre apparition frappante, cet ange suspendu par des câbles qui descend sur scène. Et durant 3h, le spectateur va être confronté à des images plus saisissantes les unes que les autres, comme la plaidoirie Roy M. Cohn qui surgit du plateau entouré d’un halo de fumée. Les vidéos projetées en fond d’écran de Manhattan, Central Park et du Brooklyn Bridge nous plongent dans le New York 80’s. Voilà pour le décor. L’adaptation française de Pierre Laville retranscrit fidèlement l’esprit de cette intrigue, teintée de religion, où les visions et fantasmes des personnages occupent le temps et l’espace. Sur scène, le mélodrame est porté par un réalisme magique, mis très souvent à distance par un humour noir et une ironie redoutable. Ce qui frappe ici, c’est la qualité des dialogues, la théâtralité des ces tableaux entrecoupés d’ellipses. Côté distribution, la production réunit une flopée de pointures parmi lesquelles Michel Vuillermoz qui se déchaine littéralement sur scène dans le rôle de Roy Cohn avocat hétérosexuel et anti-communiste , en personnage clownesque, cynique, jovial qui « s’éclate avec des mecs ». Le comédien n’hésite pas à en faire des tonnes, quitte à entrer parfois dans le registre du burlesque. Clément Hervieu Léger qui campe Prior, le survivant, l’élu de la maladie, le prophète, celui qui plaidera la cause des hommes devant l’absence de Dieu, est particulièrement bouleversant dans la scène finale.
Dominique Blanc réalise pour sa part un joli tour de force en incarnant successivement six personnages féminins et masculins (le Rabbin, le dernier communiste, la mère de Joe, Hannah Pitt et Ethel Rosenberg qui revient hanter Roy Cohn). Florence Viala qui incarne tour à tour l’Ange de l’Amérique, une clocharde et une infirmière, s’amuse et prend un réel plaisir sur le plateau. Citons aussi Christophe Montenez dans le rôle de Joe l’avocat républicain qui, au départ, refuse de reconnaître ses pulsions homosexuelles et va faire son coming out, Jérémy Lopez l’amant de Prior, trop amoureux de la vie pour rester en couple avec un malade condamné à mort.
Mentions spéciales à Jennifer Decker dans le rôle d’Harper l’épouse qui se console au Valium et l’étonnant Gaël Kamilindi en Bélize, l’émigré noir afro caribéen, ancien travesti devenu infirmier. Cette intrigue où se mêle corruption de la justice, condition des homosexuels et des Noirs, le sida, l’écologie, la religion juive, les mormons, la trahison amoureuse, la désertion de Dieu maintient la tension de bout en bout. La mise en scène nerveuse et le montage serré vont aussi dans ce sens. C’est joué avec une telle précision que l’on ne peut que saluer ce merveilleux travail collectif.
« Angels in America »
De Tony Kushner – Mise en scène de Arnaud Desplechin
Comédie-Française
Place Colette, Paris 1er
Jusqu’au 27 mars 2020
Texte français : Pierre Laville
Version scénique et mise en scène : Arnaud Desplechin
Scénographie : Rudy Sabounghi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumière : Bertrand Couderc
Son : Sébastien Trouvé
Collaboration artistique : Stéphanie Cléau
Assistanat à la scénographie et à la vidéo : Julien Soulier
Assistanat aux costumes : Magdaléna Calloc’h
(Crédit photos à la une et dans l’article : © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française)