Lettre ouverte à la Commission de Monitoring du Conseil de l’Europe par Matthew, Andrew et Paul Caruana Galizia

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Après la prise de fonctions de Robert Abéla, le nouveu premier ministre maltais, les enfants de Daphne Caruana Galizia, ont adressé une lettre ouverte à la Commission de Monitoring de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. Leur mère était une journaliste d’enquête indépendante maltaise. Elle a été tuée avec une voiture piégée, le 16 octobre 2017. Daphne Caruana Galizia avait publié plusieurs articles sur l’implication de proches de l’ancien Premier ministre, Joseph Muscat, dans les « Panama Papers ». Très attaché à la liberté de la presse, Putsch a obtenu l’autorisation de traduire cette lettre ouverte et de la publier.

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Commission de Monitoring
Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
F-67075 Strasbourg

15 Janvier 2020

Demain, vous allez vous réunir à Paris pour un échange de vues sur respect des obligations et des engagements de Malte envers le Conseil de l’Europe. Sur cette base, vous déciderez de soumettre, ou non, le gouvernement maltais à une procédure de suivi complète. Au même moment – en conséquence directe des preuves impliquant le chef de cabinet de l’ancien premier ministre Joseph Muscat dans l’assassinat de notre mère – le parti travailliste au pouvoir à Malte a élu un nouveau chef : le candidat Robert Abela, qui a promis de la continuité. Ce dernier a remplacé Muscat en tant que Premier ministre. Le risque est qu’un changement de leadership relâche la pression pour que le gouvernement poursuive  les changements urgents dont le pays a besoin et que la Commission de Venise, le GRECO, MoneyVal et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ont recommandé.

C’était clair le 16 octobre 2017, et il est devenu encore plus clair depuis, que l’assassinat de notre mère a finalement été causé par l’échec des faibles mécanismes de contrôle et des contrepoids démocratiques du pays. Ceux-ci accordent au Premier ministre maltais des pouvoirs illimités en matière de nomination : des juges, des magistrats, du commissaire de police, du chef des services secrets, des chefs de tous les départements et agences du gouvernement, et la possibilité illimitée de coopter le Parlement en employant ses membres à temps partiel dans le service gouvernemental. L’assassinat de notre mère n’est que l’exemple le plus flagrant de la vulnérabilité de ce système – qui est entièrement fondé sur une confiance non vérifiée – lorsque les individus élus à la fonction publique sont eux-mêmes complices d’activités criminelles.

Toutes les évaluations indépendantes, effectuées par des organes du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, sont jusqu’à présent parvenues aux mêmes conclusions et ont formulé des recommandations pour soutenir Malte sur le chemin de la démocratie qui fonctionne vraiment, fondée sur l’état de droit. Aucune de ces recommandations n’a été reprise par le gouvernement sortant et aucune n’a été évoquée par le Premier ministre Robert Abela, sauf pour dire que «nous devons choisir quelles propositions de la Commission de Venise mettre en œuvre» et qu’il mettra en œuvre deux d’entre elles.

L’ancien chef de cabinet de l’ancien Premier ministre, Keith Schembri, à qui a été délégué le pouvoir de décider du sort d’une série de commissaires de police, des perspectives de carrière des magistrats et de l’agrément des banques, fait actuellement l’objet d’une enquête pour complicité dans l’homicide de notre mère, et pour des tentatives de protéger ses complices présumés, de l’action de la justice. Le seul contrôle auquel il a dû faire face, dans sa carrière destructrice dans la fonction publique, a été le reportage de notre mère. Ce n’est que la révélation de son rôle présumé, dans l’assassinat de Daphne Caruana Galizia, qui a fait émerger une certaine responsabilité, menant aux démissions de Keith Schembri de ses fonctions publiques.

Dans un pays doté d’institutions qui fonctionnent et d’une véritable séparation des pouvoirs, il ne faut pas qu’un membre du gouvernement soit tenu pour responsable pour le meurtre de sa plus éminente journaliste. Et pourtant, à Malte, c’est exactement ce qu’on voit : la vie a été ôtée à notre mère et on a reconnu seulement des responsabilités partielles.

Accepter cette situation et aller de l’avant condamnerait Malte à un avenir politique profondément imparfait. Cela serait une forme de récompense des délits commis par les politiques et une punition des dissidents à travers le harcèlement, l’ostracisme et les attentats à la voiture piégée. Cela condamnerait également l’Europe à cohabiter avec un gouvernement non responsable, qui négocie la souveraineté de Malte et l’adhésion à l’UE, en vendant sa citoyenneté, des visas, des services bancaires, des jeux en ligne et des licences d’échange de crypto-monnaies à un grand groupe de voyous au niveau mondial. Cela représente une menace évidente pour la stabilité financière et la sécurité des partenaires de Malte en Europe et contribue à fomenter la corruption et la répression dans des pays aussi éloignés que l’Azerbaïdjan, la Libye et le Venezuela.

Quand, à Noël, Joseph Muscat revenait d’une visite à l’église de la Nativité à Bethléem, le groupement international de journalistes d’enquête, “Organized Crime and Corruption Reporting Project”, l’a nommé Personnalité de l’année 2019 dans la section crime organisé et de corruption. Pour le leader de l’un des plus petits pays du monde, une telle notoriété mondiale n’est possible que pour deux raisons: l’absence de garde-fous institutionnels efficaces et la nature systémique de la menace que la corruption de haut niveau à Malte, fait peser sur l’économie mondiale et la sécurité internationale.

Malte a jusqu’à présent largement ignoré les recommandations détaillées de la Commission de Venise, le GRECO et de MoneyVal et n’a mis en œuvre qu’une seule des recommandations de l’Assemblée parlementaire du Rapporteur spécial du Conseil de l’Europe sur l’assassinat de notre mère: l’enquête publique sur sa mort, qui, au cours de son premier mois de fonctionnement, a déjà apporté une contribution significative à la vérité. Malte ne devrait pas être autorisée à s’arrêter ici.

Le nouveau Premier ministre, qui doit encore s’engager à réformer ou même à reconnaître l’ampleur de la crise institutionnelle du pays, devrait être invité à s’engager sur un calendrier clair pour mettre en œuvre, dans leur intégralité, les recommandations des organes spécialisés du Conseil de l’Europe et de l’Assemblée parlementaire. Le respect de ce calendrier devrait être étroitement surveillé par le Comité. Les obligations de Malte envers le Conseil de l’Europe seraient trahies, ce qui favoriserait le système criminel que l’ancien Premier ministre maltais a cultivé et protégé.

Nous sommes prêts à témoigner devant le Comité si cela était requis.

Cordialement,
Matthew, Andrew et Paul Caruana Galizia

 


Traduction effectuée par Putsch. Retrouvez la version originale de la lettre ouverte sur le site de la Fondation Daphne Caruana Galizia.
Photo à la une : portrait de Daphne Caruana Galizia (© Daphne Caruana Galizia Foundation).

 


A lire également,  sur  le thème de la liberté de la presse :

* L’interview à Corinne Vella (sœur de Daphne Caruana Galizia) publée par Putsch le 9 décembre 2019.
* Assassinats de journalistes : la Fédération Internationale des Journalistes lance l’alerte
* Pia Zammit : « L’assassinat de Daphne Caruana Galizia a changé la situation à Malte »


Pour aller plus loin :

Site de la Fondation Daphne Caruana Galizia (en anglais)
Site de la Commission de Venise
Site du GRECO
Site du MoneyVal
Site de la Commission de Monitoring du Conseil de l’Europe
Site de l’ OCCRP – Organized Crime and Corruption Reporting Project (en anglais ou russe)

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