« Tendresse à quai » : un scénario pointu qui nous dépose à une destination inattendue
Le titre de la pièce est bien trouvé et bien défendu. Grâce à deux comédiens talentueux mais aussi, et surtout, grâce à un scénario subtil, doux et poétique. Un scénario qui ne laisse personne sur le quai et s’amuse de la réalité. Un grand voyage.
Avant même que la pièce de théâtre ne commence et que la presse soit installée, elle est déjà sur scène. Déjà là et ailleurs à la fois, déjà dans son personnage : Marie Frémont alias Madeleine, Colette ou même Solange. Tout au long du spectacle, on ne sait pas véritablement son identité et toute la magie du spectacle est là. Entre les lignes, entre la réalité et la fiction, entre deux dimensions. En tout cas, peu importe qui elle est, à ce moment-là, elle n’est d’ailleurs qu’une jolie inconnue en tailleur. On la devine cadre ou commerciale, working-girl un peu glaciale. Madeleine, Colette ou Solange est accoudée seule à une table, elle touille son café, écoute la radio, bouquine, tue le temps : elle attend son train.
Elle attend sans se douter que la vie lui apportera autre chose : Léon alias Henri Courseaux. Un écrivain âgé et reconnu qui a reçu le prix Goncourt il y a 40 ans mais qui, depuis, est en mal d’inspiration. Il aime trop les mots pour se contenter des premiers venus. Il trouve même que « L’adjectif est la mal-bouffe de la littérature ». Et Léon ne veut pas participer à ce fast-food, il veut un nouveau best-seller. Frais et excellent.
Dépité, il s’installe à la table d’â coté et soudainement il la voit. Il la dévisage mais elle, elle ne le remarque pas. Ni Madeleine ni Colette ni Solange ne lui prête attention. Il insiste car, étrangement, elle l’inspire. Il se met alors à écrire, il a même déjà le titre « Tendresse à quai ». Il ne la quitte pas des yeux, il l’imagine et la baptise Madeleine, elle qui s’appelle, apparemment ou en vérité, Colette. Il lui invente une personnalité, une vie. Sur le papier, elle est à lui. La jeune femme finit par remarquer ses regards persistants, elle se sent alors gênée, comme à découvert ou démasquée. Et puis, elle se lève car le train arrive. Et avec lui, arrive Dimitri, un bel homme aux yeux bleus et aux pommettes slaves. Ils s’embrassent. Léon pose le stylo et grimace. Il voulait sa muse célibataire, il la voulait pour lui. Temporairement mais exclusivement. Même si Madeleine n’est qu’une inconnue, qu’une enfant comparée à lui. Même s’il est marié, même s’il ne la reverra plus jamais, à moins que….
Deux comédiens, entre deux dimensions, entourés de tendresse
Léon est Léon. Pas de doute, pas d’autres options. Mais qui est cette jeune cadre à deux doigts du licenciement ? Est-elle vraiment Colette ou ressemble-t-elle plus à Madeleine ? Et pourquoi, parfois, Léon voit à travers elle sa propre fille, Solange, au point de confondre leurs prénoms ? Léon a-t-il toute sa tête ? Parfois, le spectateur pense que non. Parfois, il y a trop d’invraisemblances. Des invraisemblances non-dissimulées, totalement travaillées. Alors le spectateur ne sait plus quoi penser, à qui ou quoi se fier. Est-ce la suite du roman ? Est-ce l’imagination de Léon ? Ou est-ce la réalité quand Colette-Madeleine-Solange le retrouve et sonne à sa porte, alors qu’il était justement en train d’écrire sur elle(s) ? Sont-ils des personnages inventés ou des êtres humains réels ? Sont-ils les créateurs ou les créatures ? Sont-ils les deux à la fois mais à tour de rôle ? Sur la scène comme dans la tête du spectateur, tout se mélange et s’entrechoque. Tout s’épouse sans coller véritablement. Plus de frontières, plus de limites.
Et dans ce joyeux bordel, le public se raccroche au seul fil conducteur de l’histoire : la relation entre la jeune femme et Léon. Ou plutôt, la tendresse. Amicale, paternelle ou amoureuse. Là aussi, on ne sait pas vraiment. Mais encore une fois, peu importe. Ces deux personnages aux caractères, aux âges, aux milieux sociaux et aux vies opposées, ont la même tendresse à partager. Une détresse commune qui provoque une entraide mutuelle : il est là pour la consoler, la rassurer, il l’embauche même comme attaché de presse afin qu’elle s’occupe de son futur roman et de sa communication. Comme elle est là pour lui, elle l’écoute, elle brise sa solitude d’artiste, elle prend en main sa carrière. C’est du donnant-donnant, c’est un condensé de beaux sentiments.
Un scénario et des comédiens hors du communs
Le scénario, écrit par le comédien Henri Courseaux (Léon) est bien pensé et bien tenu tout au long de la pièce. Celui-ci est parfois absurde, schizophrène mais jamais instable ou décousu. Jamais le spectateur ne lâche prise et regarde ailleurs, ses pieds ou (pire) sa montre. Même quand Léon et la jeune femme dansent ensemble, avec des ailes blanches déplumées. Même quand le spectateur ne comprend pas tout et que la logique prend quelques coups.
Mais seulement en apparence car derrière cette incohérence poétique, le public sent qu’il se cache une explication tangible. Exactement comme dans les tours de magie. Il y a un truc à découvrir, un fil conducteur autre que la tendresse, un véritable équilibre. Quelque chose qui reste impalpable et invisible. Une clé secrète ou un bout manquant que le spectateur essaye de trouver pour que la pièce prenne sens. Un sens globale, une réalité irréfutable. Une seule dimension et un seul prénom à la jeune femme. Et ce moment, en quelque sorte, arrive. Par surprise et à contre-sens mais il arrive. Et si Léon n’était, en fait, pas Léon ? Bonne question. Le spectateur comprend alors le voyage, il le rembobine, le revit autrement. Et arrivé à la destination surprise, il ne peut que descendre du train, soufflé et admiratif, face à cet ingénieux dénouement.
Face à un ingénieux dénouement mais aussi face au talent des comédiens. A eux deux, ils portent toute l’histoire. Ils crient, ils pleurent, ils dansent, se donnent corps et âme, embarquent toute la salle. Entre silences et rires, démence et réalité. Entre tendresse et détresse, délicatesse et burlesque. Constamment entre deux eaux, noyé sous un flot d’émotions. Exactement ce que voulait Henri Courseaux, scénariste et comédien de la pièce : « Partant du postulat qu’il ne faut jamais confondre vraisemblance et vérité, je me suis amusé, avec cette comédie truffée d’invraisemblances, à mettre en abyme les rapports du créateur avec sa créature. J’ai constamment convoqué la complicité du rire, comme pour me faire pardonner le tendre désarroi de mes personnages. Puissent-ils vous frapper au cœur… Puissiez-vous rire de ce coup mortel et en ressortir plus vivant que jamais ! ».
Des comédiens guidés par un metteur en scène qui ne manque pas, non plus, de talent, Stéphane Cottin : « Face à deux acteurs de leur trempe, il ne reste au metteur en scène que je suis, qu’à jouer avec toute la délicatesse possible de ces deux instruments d’exception, si bien accordés l’un à l’autre. C’est une grande responsabilité mais un grand privilège. C’est surtout un immense plaisir ». Plaisir plus que partagé.
« Tendresse à Quai » de Henri Courseaux, mise en scène par Stéphane Cottin avec Henri Courseaux et Marie Frémond, au Studio Hébertot (78 bis boulevard des Batignolles, 75017 Paris), du 29 aout au 18 novembre 2018.
Crédit photo : Léonard / Stéphane Cottin.