« Rafiki » : Le film de Wanuri Kahiu contre l’homophobie qui prend le contre-pied des clichés et évite le mélodrame
« Rafiki » signifie « ami » en swahiki au Kenya. Ami au sens large, tellement large que la nature de la relation n’est pas définie et c’est bien de ça dont il s’agit dans le film : ne rien enfermer, limiter ou conditionner. Ni le rôle des femmes ni celui de la jeunesse, ni la sexualité ni les rêves. C’est le message de Kena et Ziki, deux lycéennes qui tentent de vivre leur homosexualité dans un pays qui la qualifie de maladie et même de crime.
Dès les premières images, nous en prenons plein la figure, scotchés sur nos fauteuils rouges. Ça explose, ça pulse, ça éclate de tous les côtés, dans tous les sens, via une série de plans courts et énergiques : une moto jaune qui klaxonne, un skate qui dérape, une barbe noire qu’on rase, des pommes de terre qu’on écrase, des jeunes qui dansent dans la rue sur du rnb ou du rap, des dreads pastels qui claquent, des éclats de rires, des vendeurs de légumes et de journaux qui crient, des hommes qui scandent des slogans politiques, des enfants qui dévalent des escaliers et des portes qui claquent dans des immeubles neufs et roses. On ne sait plus où regarder, transportés par les odeurs, les gestes, les couleurs et les bruits. Propulsés dans une folle frénésie, propulsés brutalement au Kenya, à Nairobi. Très loin des clichés sur la pauvreté, la saleté ou la souffrance et très près de la joie, de l’espoir, de l’action et de la vie. Quotidienne, authentique et moderne.
Et puis la caméra se fige sur un visage androgyne. Elle a les cheveux courts, tressés en arrière, elle a un regard déterminé, des bras maigres, de longues jambes dans un survêtement et les pieds sur un skate : Kena (Samantha Mugatsia). Elle-même figée sur un autre visage, plus maquillé, doux et féminin, encadré de longues dreads violettes et roses : Ziki (Sheila Munyiva). Les deux lycéennes se dévisagent pendant quelques minutes, tout le bazar autour n’existe plus. L’attirance est palpable, plus que visible. Mais aucune des deux ne se parlent, le père de kena étant l’adversaire politique du père de Ziki. La première reprend alors son skate et la seconde sa danse… jusqu’à se recroiser et accepter l’évidence : elles se plaisent. Vraiment, amoureusement.
Les deux jeunes filles vont donc se rapprocher et passer un pacte symbolique entre elles : « On ne sera jamais comme tout le monde, des kenyanes classiques. On sera quelque chose. Quelque chose de vrai, de réel ». Et elles vont oser s’aimer, dans un vieux van abandonné, à l’abri des regards et des jugements d’une société conservatrice qui ne respecte pas le droit à la vie privée et interdit l’homosexualité. S’aimer jusqu’à secouer les mœurs sociétales, les dogmes religieux et les lois politiques du pays, jusqu’à risquer leur réputation, leur carrière, celle de leurs familles respectives et leurs propres vies.
Un film contre l’homophobie qui prend le contre-pied des clichés et évite le mélodrame
Deux femmes qui s’aiment au Kenya soit dans un pays qui limite les droits des femmes et punit l’homosexualité, deux femmes dont les pères respectifs, en plus, sont des opposants politiques… quand on se penche sur la présentation, on se dit que la réalisatrice, Wanuri Kahiu, ajoute une couche de mélodrame sur une autre. On craint de se coltiner un film pathos qui tombe dans la facilité et tire sur la corde sensible mais Wanuri évite (de peu) ces pièges.
En effet, grâce à des couleurs vives et gaies, des plans lumineux, des sourires rafraîchissants, des musiques pop, des vêtements fluos et américains mais surtout grâce à une jeunesse ouverte d’esprit et à des dialogues crédibles, simples et légers, la réalisatrice apporte à cette thématique, lourde, sensible et délicate, de la modernité, de l’espoir et de l’optimisme : « On voulait éviter les images de pauvreté gratuite et de souffrance (…) On voulait que ça soit beau, vibrant et fort (…) fun, féroce et frivole (…) Avant tout, Rafiki témoigne du désir d’aller au bout de ses rêves et de ses passions » affirme Wanuri.
Résultat, même si nous sommes touchés par leur histoire, on ne s’apitoie jamais sur les sorts de Kena et Ziki. On danse avec elles, on croise les doigts pour elles, on maudit les gens contre elles. Ceux qui les passent à tabac, qui les séparent et qui essayent de chasser leurs démons pour les purifier.
Une vision optimiste et progressiste des femmes kenyanes et de la jeunesse africaine
Et à travers l’histoire d’amour, dangereuse mais joviale, de ces deux lycéennes, on ne s’apitoie pas non plus sur le sort des femmes kenyanes ou sur celui de la jeunesse africaine. Le film montre qu’il y a encore du travail, les femmes restant bien souvent dans l’ombre de leur mari, à s’occuper du foyer ou à exercer des jobs peu gratifiants, avec une vision très limitée de leurs capacités mais il montre encore plus l’amorce d’une émancipation, d’un changement ou d’une évolution positive, portée essentiellement par la nouvelle génération.
Une génération active, combattive, optimiste, cultivée, curieuse et ouverte sur le monde, sur d’autres manières de penser et de vivre, sans jamais perdre, pour autant, leur identité et certaines traditions. Une nouvelle génération qui repense son quotidien grâce aux progrès, aux études, à l’art et à l’imagination, qui n’est pas un luxe mais une nécessité. Une génération qui déborde d’énergie, d’idées, d’ambitions et qui croit, de plus en plus, que tout est possible.
L’art, la douceur et l’amour contre le conservatisme, l’intolérance et la haine
Un point de vue plein d’espoir défendu, du début à la fin du film, par Wanuri Kahiu : « J’ai cette croyance profonde dans le pouvoir du cinéma de transformer les cœurs et les âmes. Par bien des aspects, l’amour a la capacité de transformer les choses. Je pense que la douceur est le seul outil à même de vaincre la haine, la myopie ou le conservatisme qui oppresse. La seule manière de changer les choses, c’est de le faire à travers la joie, l’espoir et le fun ».
Un message pas si naïf car la réalisatrice connait bien la situation de son pays d’origine et elle sait que la route est encore longue : « Au cours des 5 années passées à développer ce film, nous avons assisté à une évolution inquiétante du climat anti-LGBTI en Afrique de l’Est. Certains films de la région ainsi que des émissions de télévision internationales ont été interdits (…) mais les choses changent peu à peu et vont dans le sens du progrès. Il y a en ce moment des actions en justice pour faire valoir que le droit à la vie privée est un droit constitutionnel qui doit être respecté. L’homophobie reste répandue au Kenya mais je crois que tout le monde n’est pas d’accord sur les peines auxquelles sont condamnées les personnes LGBTI et se développe aussi l’idée que la question de l’orientation sexuelle ne regarde que soi ».
Un film engagé contre l’homophobie et pour le droit des femmes interdit au Kenya
Malgré ces encourageantes mais timides avancées, le film « Rafiki », qui a demandé pas moins de 7 ans de recherche et de négociations pour obtenir les autorisations et les fonds nécessaires à sa réalisation est interdit au Kenya. Et l’optimisme débordant de Wanuri ainsi que sa sélection au Festival de Cannes n’y changent rien. Le gouvernement Kenyan reste campé sur ses positions, il était prêt à diffuser ce long-métrage à une seule et unique condition : que la fin soit modifiée et que les jeunes filles se repentent. La réalisatrice a refusé.
Une censure qui ne l’empêche cependant pas de garder foi en l’utilité de son film : « J’espère avant tout que mon film sera vu comme une ode à l’amour, qui ne se fait jamais sans heurts, et comme un message d’amour et de soutien à ceux d’entre nous qui doivent choisir entre l’amour et la sécurité ». Car c’est bien ce choix cornélien et inhumain que Kena et Ziki doivent faire, que tous les couples homosexuels du Kenya mais aussi d’ailleurs doivent faire puisqu’en 2018, l’homosexualité est encore un crime dans 72 pays. Il était peut-être utile de le rappeler. Et de le dénoncer.
Rafiki de Wanuri Kahiu avec Samantha Mugatsia et Sheila Munyiva, sortie en salles le 26 septembre 2018.
Crédit photo : Christopher Wessels.