Jawhar : un univers musical fait de folk et de chaâbi
Par Nicolas Vidal – bscnews.fr / Son propos est riche. Son univers musical est aussi épais que sa conscience aïgue de la liberté. L’artiste tunisien Jawhar se défend des étiquettes qu’on tente de lui coller et revient avec un nouvel album «Qibla wa Qobla» aux accents folk. Comme un retour aux sources, Jawhar dit lui-même qu’il cohabite «avec le sensuel et le sacré». Il est avant toute chose un artiste tout en sensibilité et en réflexion. Une belle découverte entre les mots, la poésie et les notes !
En quoi votre album est quelque un album profondément folk ?
Si on considère que le folk englobe quelque chose de plus large et plus universel que le folk américain ou anglo-saxon alors oui, c’est un album folk. Pour moi, le folk c’est de plus en plus cet art de développer un univers et un propos avec juste un instrument et une voix. Dans ce sens, Cheikh Imam ou Dahmane Harrachi font en quelque sorte du folk, bien que plus concrètement le premier s’inscrit dans un courant de «musique engagée arabe» et le deuxième est clairement un des piliers du « Chaâbi algérien », et finalement la musique engagée (protest song) et chaâbi (populaire, for the folk!) sont deux aspects qui ont construit l’identité du folk au départ…
Mais c’est vrai que, musicalement parlant, mon folk à moi se tourne plus du côté d’un Nick Drake ou d’un John Martyn…
Qu’est ce qui vous a poussé à explorer vos racines à l’aide de ces influences musicales ?
C’est un cheminement qui s’est fait tout seul. Il n’y avait pas vraiment de choix prédéfini mais une résultante d’un parcours personnel. J’ai grandi en Tunisie donc ma première culture musicale se trouve du côté d’Oum Kalthoum ou Marcel Khalife, c’est ce que mes parents écoutaient quand j’étais gosse. Plus tard, je me faisais des cassettes en écoutant la radio dans ma chambre, j’appuyais sur « rec » à chaque fois qu’un truc me plaisait, c’était surtout du rock et de la variété. Et c’est encore plus tard en partant à l’étranger que j’ai découvert le chaâbi algérien et les auteur-compositeurs anglo-saxons qui m’ont vraiment interpellé. Ce qui m’avait frappé dans le folk occidental ou même la musique pop en général c’est cette liberté et cette possibilité d’exprimer quelque chose avec peu, avec peu de bagage technique en tous cas. Je viens d’une culture où si on n’a pas commencé le chant ou un instrument avant l’âge de 11 ans, on ne peut pas prétendre à devenir musicien, un peu comme en Inde, j’imagine ou ces pays où la musique est une discipline très codée… Hors, toute mon adolescence, je ne jouais pas encore d’un instrument mais je me sentais déjà musicien dans l’âme et je composais quelque part dans ma tête… j’ai juste continué à le faire plus tard avec un vrai instrument quand je suis parti à l’étranger et que j’avais du temps pour moi et enfin une guitare entre les mains… Tout en continuant à découvrir des choses, et c’est vrai que Nick Drake a été un vrai coup de foudre. Je l’ai écouté pour la première fois chez un ami et ce dernier, en voyant l’effet que cela avait sur moi, m’a tout de suite passé le coffret des 4 disques en disant « tu le gardes tant que tu veux », et je suis rentré illico m’isoler avec le Nick. J’avais l’impression de découvrir un frère dont je ne soupçonnais pas l’existence…
Mais plus globalement, je me suis vite senti chez moi dans ce qu’on appelle le folk.
C’est donc tout naturellement que ces deux univers ou ces deux cultures se retrouvent aujourd’hui dans mes chansons, ma culture musicale d’enfance et celle que je me suis choisie et forgée plus tard…
Pouvez-vous nous éclairer sur le titre de votre album ?
Qibla Wa Qobla veut dire «le baiser et l’orientation de la prière». Mais c’est pour moi avant tout un titre musical. Je cherchais un titre qui puisse sonner indépendamment du sens qu’il devait véhiculer, et de sa langue originelle ; qui puisse être prononcé en arabe ou en français ou en russe tout en continuant à sonner, presque au mépris du sens. Peut être une façon de dire que la musique est plus forte que l’intellect… Ensuite, au niveau du sens justement, j’ai trouvé qu’il représentait bien mon univers, avec cette cohabitation du sensuel et du sacré, deux aspects assez présents dans mon écriture…
Quel est pour vous le fil rouge entre l’Orient et le Folk ?
Je ne sais pas, il peut difficilement y avoir un fil rouge entre une chose aussi vaste que l’orient et une chose aussi spécifique que le folk. Par contre si vous me demandez quel est le fil rouge entre un Cheikh Imam et un Nick Drake je dirais la solitude, la solitude d’un homme face au fossé qui le sépare d’un monde qu’il ne peut embrasser, car le premier est aussi aveugle (physiquement) que le deuxième est timide, et tous les deux cherchent à combler ce fossé en se créant un nouveau monde avec une voix et un instrument…
C’est quand même intrigant, des fois je me demande à quoi ça ressemblait le premier homme qui a commencé à taper sur un objet et à chanter… Quelqu’un m’a déjà posé la question « pourquoi on chante ? », c’est une question que pourrait poser un enfant, et pourtant les enfants chantent sans se poser de questions…
On lit dans votre présentation que vous avez réinventé la chanson d’amour tunisienne. Quelle portée cela a pour vous ?
Haha… je me trimballe cette « réputation » depuis la pièce Hobb Story dans laquelle j’ai en effet essayé d’écrire des chansons d’amour qui soient en rupture avec la chanson carte postale qui envahit les ondes et les satellites orientaux… C’était une pièce sur l’amour et le sexe dans le monde arabe. Un sujet qu’on a voulu traiter loin des clichés, à travers des vrais faits divers qui montraient la complexité, les tabous et la violence dans les rapports (ou les non-rapports au sein des sociétés arabes). J’ai donc choisi d’écrire les chansons de la pièce dans une langue tunisienne très vernaculaire et j’ai essayé de faire en sorte que la complexité et la violence soient présentes dans mes « chansons d’amour ».
Cet album a-t-il une valeur particulière dans votre carrière ?
Oui, carrément. Il a une valeur très symbolique. C’est à la fois mon retour à la musique après une longue absence suite au premier album, « When Rainbows Call My Rainbows Fly », et les divers questionnements qu’il a suscité en moi, et du coup aussi un retour aux sources… Après, il ne faut pas donner trop de poids aux symboles car ils deviennent vite des fardeaux. Donc vivement la suite…
Quel regard portez-vous sur la Tunisie aujourd’hui quelques temps seulement après l’attentat du Musée du Bardo ?
C’est un peu difficile de décrire mon sentiment car on devient un peu insensible tellement le pays nous a fait passer par des sentiments contradictoires ces dernières années. Indépendamment des attentats qui auraient pu se passer dans n’importe quel autre coin de la terre et qui font partie du tableau général du monde aujourd’hui et du paysage politique maussade qui le régit, je suis triste de voir que finalement pas grand chose a changé en Tunisie, que ceux qui sont animés par une volonté de changer les choses sont toujours mis à l’écart. Déçu que pas une seule voix de la génération des opposants de Ben Ali ne soit sortie du lot, que pas une seule n’ait été portée par tous les démocrates unis, qu’il a fallu qu’un monsieur de plus de 80 ans vienne chatouiller la bonne vieille nostalgie bourguibienne des tunisiens pour qu’ils se décident à voter utile pour contrer les islamistes. Nous avons voté utile et maintenant ceux pour qui on a voté font leur vie de politiciens, ils font des alliances utiles notamment avec les islamistes, des marchés utiles, des protocoles utiles, etc, au mépris des aspirations des votants, tout ça ne changera pas, c’est une vie avortée d’avance que celle de la politique…
Vous êtes également dramaturge et comédien. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Oui, le théâtre a toujours été là, mes parents en ont fait et ils nous emmenaient voir des pièces assez souvent. Tout comme la musique je m’y suis mis assez tard, en quittant le nid familial pour l’étranger, ça faisait partie des choses qu’il fallait que je fasse seul et dans un environnement neuf et neutre. D’abord à l’université en langue anglaise puis au conservatoire et ensuite j’ai un peu travaillé en tant que comédien sur quelques projets. Depuis quelques années, je travaille surtout avec Lotfi Achour et Anissa Daoud au sein d’une compagnie que nous avons fondé pendant la création de notre première pièce commune Hobb Story, qui a été ma première rencontre avec le public tunisien et un déclencheur pour l’écriture en arabe pour moi. Il y a deux ans nous avons fait une adaptation très libre de Macbeth en tunisien pour le World Shakespeare Festival. Je jouais le rôle de Maczine (ben ali en Macbeth), je composais la musique et les chansons, et je me suis aussi beaucoup investi dans l’écriture dramaturgique de la pièce. J’ai une écriture particulière, assez musicale je pense… j’ai aussi écrit une autre pièce que je n’ai pas exploitée ou donnée à mettre en scène, elle attend dans un tiroir…
Si vous deviez définir votre album en 2 mots, que diriez-vous ?
Je l’ai déjà fait dans le titre : Qibla et Qobla . Pour ce qui est de mettre des adjectifs ce n’est vraiment pas de mon ressort. Le peu de recul que j’ai ne peut qu’être biaisé. J’aime entendre ce que les gens y projettent par contre.
Jawhar – Qibla Wa Qobla
Naff Rekordz
( Crédit photo Jawhar : Lale Akat Higrhes )
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