Les Nègres de Robert Wilson? Une superbe chorégraphie à la trame incompréhensible
Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ Ecrite par Genet en 1948, les Négres est une oeuvre périlleuse car elle possède une théâtralité fort complexe. Elle a la particularité de mettre en scène une troupe de comédiens exclusivement noirs jouant en boucle une étrange cérémonie: d’un côté se trouve un meurtrier noir qui a violé et assassiné une jeune femme blanche; de l’autre se déploie un tribunal de bourreaux blancs qui rend compte de son jugement face à un public composé essentiellement de spectateurs blancs. Au cours de cette tragi-comédie masquée et bicolore, les artistes sont régulièrement interrompus et ils quittent coup par coup leurs rôles afin d’organiser en coulisse l’execution réelle de l’un d’entre eux.
En composant ce texte, Genet s’est amusé à caricaturer la tyrannie de l’homme blanc face au petit nègre. Consterné par le comportement des français au début de la décolonisation occidentale, il utilise sa verve acide et son discours théâtral pour s’insurger contre cette triste réalité. Bien que l’écriture de Genet soit des plus ambivalentes, Robert Wilson a osé s’attaquer à cette obscure composition. Il en résulte un spectacle superbement chorégraphié mais à la trame totalement incompréhensible.
La pièce s’ouvre sur un décor épuré aux sonorités cataclysmiques. Plusieurs hommes silencieux viennent lentement se positionner au devant de la scène. Les mains en l’air, ils restent figés malgré des salves de mitraillettes tirées en coulisse puis, ils se dérobent à travers une sorte de façade enfumée ressemblant aux maisons Dogons des peuples du Mali. Etrange manège que celui-ci, censé représenter le colon ou l’étranger sauvagement manipulé. Suite à cet imposant prologue se profile soudain un beau joueur de saxophone paré d’un haut de forme : de sa bouche aux lèvres puissantes, il sonne le glas des opprimés et lance enfin le départ des festivités. L’espace scénique se couvre alors de palmiers et de néons et se transforme instantanément en un extravagant tableau de music hall!
Sur ce plateau dansant aux allures de Cotton Club se distinguent deux groupes. Perchés sur une estrade lumineuse dominent les bourreaux: Reine, Juge ou Gouverneur, ils sont tous vêtus de blanc phosphorescent et irradient sur les hauteurs de leur tribunal. A leurs pieds déambulent les Nègres : assassin ou prostituée, ils paradent allègrement sous leurs coiffes folkloriques et dans leurs vêtements débordant de strass. Au sein de ce grand carnaval où les couleurs explosent autant que la musique jazzy, chacun des protagonistes prend successivement la parole pour défendre sa position: haine, violence, perversion, crime, tous ces clichés sont clamés à coups de chants ou de colère face à un public qui tente d’en dénouer le véritable sens. Difficile, en effet, de capter le message de cette grande mascarade : est-ce un plaidoyer en faveur de l’identité noire ou une exploration poétique pour tenter d’en définir sa couleur?
Dans ce questionnement nébuleux, l’approche chorégraphique de Robert Wilson ne clarifie en aucune façon le discours ambigu de Jean Genet. S’attachant uniquement à la beauté formelle de son spectacle, Maître Wilson nous offre un son-et-lumière parfaitement orchestré et magistralement interprété: les comédiens font, en effet, preuve d’un panache et d’une aisance scénique savoureuse. La verve rapide et la gestuelle sensuelle, ils déclament et ondulent au rythme d’une sono surpuissante. Leur talent ne suffit cependant pas à accrocher le spectateur car l’ensemble de cette partition théâtrale est trop désarticulé: les mots giclent de partout, les phrases se répètent avec insistance et les personnages se dédoublent sans qu’on puisse vraiment comprendre qui ils sont. Fidèle à l’écriture de Genet, Robert Wilson a conservé son esprit cynico-burlesque ce qui entraine sa création vers une caricature excessivement provocatrice: dans une langue claquante et métaphorique, ses acteurs s’acharnent à tourner l’homme de couleur en dérision. Le « nègre » singe le blanc, le « nègre » rit faussement, le « nègre » revendique son odeur animale… à force de nous bassiner avec ces clichés racistes et dépréciatifs, cette pièce obsolète finit hélas par ressembler à une sordide clownerie.
Les Nègres? Une confrontation Genet/Wilson qui manque totalement de sens!
Les Nègres
de Jean Genet
Mise en scène, scénographie, lumière : Robert Wilson
Avec Armelle Abibou, Astrid Bayiha, Daphné Biiga Nwanak, Bass Dhem, Lamine Diarra, Nicole Drogué, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Kayije Kagame, Gaël Kamilindi, Babacar M’Baye Fall, Logan Corea Richardson, Xavier Thiam, Charles Wattara.
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon – Paris 6e
Métro Odéon ou RER Luxembourg
Jusqu’au 21 novembre 2014
Du mardi au samedi à 20h
Le dimanche à 15h
www.theatre-odeon.eu
Réservations: 0144854040
Crédit-photo: photo de répétition © Lucie Jansch
Tournée:
3-4 décembre 2014 : Cadran d’Evreux – Boulevard de Normandie – 27000 Evreux
14-15 décembre 2014: Comédie de Clermont Ferrand
9 au 18 janvier 2015: TNP de Villeurbanne – 8, place Lazare Goujon – 69100 Villeurbanne
A voir aussi ( ou pas…):
Cendrillon de Joël Pommerat : la réécriture sensible et drôle du conte à la pantoufle de vair
Gólgota Picnic : le théâtre de Rodrigo Garcia, une » nouvelle expression de vivre »?
Le pouvoir des folies théâtrales ? » C’était du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir »
Le moral des ménages : chroniques d’une haine ordinaire
L’annonce faite à Marie : « Maintenant que je m’en vais, faîtes comme si j’étais là. »
Venez vous égarer dans la folie moite du Chaco
Un homme qui dort : la mise en scène narcotique de Bruno Geslin