Steve V ( King Different) : un opéra sur l’aventure numérique de Roland Auzet et Fabrice Melquiot

par
Partagez l'article !

Propos recueillis par Julie Cadilhac – bscnews.fr/  » Steve V ( King Different) » est un opéra librement inspiré de la biographie de Steve Jobs, fondateur d’Apple, et de la pièce Henri V de Shakespeare.

Partagez l'article !

 » Steve V est une Passion hantée par l’ambition, le génie créateur, la révolution numérique et la mort. Dans l’ombre de son Cancer, Steve chemine vers sa disparition, son effacement du monde moderne et son entrée dans le Nuage, homme devenant somme de données, abstraction blanche dans le paysage contemporain ». Roland Auzet et Fabrice Melquiot , pour leur troisième collaboration, ont imaginé un opéra de chambre sur l’aventure numérique du XXème siècle dans lequel le lyrisme côtoie le trivial, le médical et le guerrier, et le génie créateur se heurte à la mort stérile. Originale, portée par deux hommes de talent, cette création sur l’une des personnalités les plus importantes de cet entre-deux siècles a tant aiguisé notre curiosité que nous avons interrogé pour vous son concepteur, compositeur et metteur en scène ainsi que son dramaturge.

Roland Auzet (concepteur, compositeur et metteur en scène)

Question sans doute peu originale mais somme toute indispensable pour aborder « Steve V, King Different » : Comment vous est venue l’idée d’associer Shakespeare et Steve Jobs? En lisant une biographie du créateur d’Apple? Un éclair au petit matin devant un café fumant?
L’idée du vis à vis est une « marque de fabrique » dans l’ensemble de mes projets. A l’opéra, ou au théâtre musical, j’aime à considérer que la mythologie ou les archétypes puissent venir éclairer ou donner une distance à l’oeuvre des Hommes. C’est le cas dans STEVE V. Une figure « iconique » en frontalité avec un personnage historique. Les deux rapprochés par le génie de l’invention et la modification de notre rapport au réel et au temps. L’un invente des armes qui ne nécessitent plus de toucher l’autre pour le détruire, l’autre invente nos nécessités de demain.

Ayant vu dernièrement « Tu tiens sur tous les fronts », on aurait tendance à penser que vous aimez rapprocher les êtres, a priori différents, et montrer qu’en fait ils ne le sont pas tant que ça ? Steve Jobs et Henry V ont pour « point commun ce génie de l’invention » et ils sont tous deux « inventeurs de mondes nouveaux » même si de nombreux siècles les séparent…Ce spectacle était l’opportunité de parler de modernité, de technologie, de stratégies de pouvoir mais aussi de fragilité? Votre thème de prédilection, le paradoxe?
Oui, je n’ai aucune fascination pour l’homme Jobs. Cette histoire est celle d’une révolution industrielle, fruit du travail et de la pensée d’une civilisation entière. En réalisant la fragilité, nous donnons une place importante à la notion d’utopie. C’est peut-être là, que se rejoignent la grande histoire et notre petite histoire de création artistique de cet opéra. L’utopie : moteur essentiel et indispensable de l’avenir de toute civilisation.

Steve V est votre troisième collaboration avec Fabrice Melquiot : pourquoi avoir choisi, cette fois, le genre de l’opéra? Ce genre vous semblait le plus opportun pour montrer ces « êtres déchirés et les liens qu’ils entretiennent avec le monde »?
Avec Fabrice nous menons une route de collaboration artistique et de regards croisés sur le monde. Les projets ne sont que la partie visible de l’iceberg de notre vie d’homme engagé et responsable. Nous sommes tous les deux porteurs de projets issus de créations littéraires ou musicales et directeurs de théâtres tournés vers les auteurs et compositeurs vivants. Dans l’aventure STEVE V, le compositeur est à l’initiative de l’aventure. Une autre question (en parallèle) se pose : Quelle est la place des compositeurs vivants au sein des maisons de musique et d’opéra aujourd’hui ? Par-delà cette question un débat de fond devrait avoir lieu sur l’avenir de ces structures au financement public important : sur la dialectique répertoire / création, sur le vieillissement du public et la difficulté d’accès aux jeunes. Pourquoi 93 % des programmes de saison est constitué d’oeuvres du répertoire compris entre le XVIème et le XIXème siècle ? Quelle place pour les compositeurs d’aujourd’hui avec si peu de commandes passées ? Comment peuvent-ils travailler, vivre, et continuer d’écrire l’histoire de la musique ? Quelle pourra être la place de l’opéra dans la société de demain si les compositeurs et les musiciens vivants ne sont pas en situation d’inventer celle-ci dès aujourd’hui ? En adéquation avec les missions de service public, il est indispensable de fonder une nouvelle approche pour le développement structurel et artistique des maisons de musique et d’opéra, pour leur passage au XXIème siècle et pour les futures générations de compositeurs ­ porteurs de projets. Les metteurs en scènes l’ont fait à partir des années soixante, les chorégraphes dès les années quatre-vingt. Les compositeurs s’engagent, aujourd’hui.

Steve V est un opéra multimédia… Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette spécificité?
C’est un paradoxe ou une redondance, l’opéra est par essence « multimédia ». C’est simplement pour signaler la présence de médias d’aujourd’hui et surtout l’écriture articulée entre eux et non la superposition d’éléments scéniques et autres.

On découvre plusieurs personnages : Steve V, Billy Bud, Le cancer mais aussi les Apple Men : un mot peut-être sur les interprètes que vous avez choisis? Les raisons de votre choix?
J’ai souhaité la création d’un opéra aujourd’hui avec la présence des voix faisant résonner le poème d’aujourd’hui. Un chanteur lyrique, un acteur, un rappeur et six chanteurs issus de l’opéra studio. Ainsi, nous avons une couleur vocale issue de la « matrice » humaine contemporaine en relation avec le poème de Fabrice.

Enfin, comment travaillez-vous avec Fabrice Melquiot ? Vous dîtes qu’au départ, rien n’est écrit. Alors qui commence? Et comment?
Des esquisses de textes et musicales sont premières. Elle nous permettent d’avancer dans la composition générale. Et un jour, je lui dis de me laisser. Je pars avec le texte définitif et reviens plusieurs mois après avec l’opéra.

Fabrice Melquiot ( dramaturge)

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet?
J’avais déjà collaboré avec Roland Auzet à deux reprises, pour La nuit les brutes et Aucun homme n’est une île. Les deux expériences se sont révélées riches ; il y a entre nous une entente, une complémentarité. A chaque fois, j’ai le sentiment de découvrir quelque chose, des langages qu’il maîtrise et de ma propre écriture. C’est lui qui m’a proposé d’écrire un livret d’opéra à partir de la biographie de Steve Jobs et en la croisant avec le Henry V de Shakespeare. Je connaissais déjà le parcours de Jobs, parce qu’il n’est pas possible de passer à côté. J’avais lu des interviews, visionné des vidéos. Sa trajectoire a l’amplitude, le souffle d’un destin. Ce type est entré dans nos maisons, comme un grand cambrioleur, avec une ambition géniale et des contradictions passionnantes. J’étais également intrigué par le désir de Roland de réunir trois interprètes qui convoquaient des imaginaires très distincts, mais que nous sentions complémentaires : Michael Slattery, Thibault Vinçon et Oxmo Puccino.

Lorsque vous écrivez une pièce, êtes-vous du genre, au départ, à inonder vos dialogues de didascalies? Ou sont-elles apposées dans un deuxième temps, pour l’édition par exemple? Comment se présente le texte que vous avez imaginé pour Steve V?
Il y a très peu de didascalies dans mes pièces. En l’occurrence, pour Steve V, une seule indication, au tout début : Le monde, cimetière high-tec. C’est tout. Le livret de l’opéra est architecturé en 24 tableaux épiques, dramatiques ou poétiques.

Pour écrire Steve V, vous êtes -vous plongé dans Shakespeare? dans une biographie du créateur d’Apple? Bref, quelles ont été vos sources d’inspiration?
Shakespeare était là pour le corps à corps. La pièce était posée sur ma table. Régulièrement, j’ouvrais le livre, presque au hasard, pour y capter des mots, des phrases, et une énergie. J’avais déjà procédé de même avec Melville, quand j’ai adapté Moby Dick. Je m’autorisais à prélever des passages, à les instiller dans mon texte. Une sorte de cut-up, de sampling, comme on le dirait en musique. Je gardais également à proximité plusieurs livres sur Jobs et Apple. Outre sa biographie « officielle », des livres rassemblant ses citations les plus célèbres, des extraits des conférences qu’il donnait dans les grandes universités américaines, des interviews. Là aussi, j’ai pratiqué le corps à corps et le cut-up. C’est toujours à la fois un duel et un face à face qui s’organisent pendant l’écriture avec la somme de livres dont on a choisi de s’entourer.

Le rappeur Oxmo Puccimo a-t-il influencé, par exemple, votre manière d’écrire son rôle? Et d’ailleurs qui est ce Billy Bud qu’il incarne?
J’ai fait une première tentative pour Oxmo Puccimo, en essayant de me rapprocher de son univers, du parlé chanté rap qu’il maîtrise si parfaitement. J’ai écrit quelques pages qui ne me satisfaisaient pas. Je me suis rendu compte que si Oxmo avait pris le pari de jouer dans Steve V, de faire ce pas de côté vers l’opéra, c’était aussi pour s’éloigner de son territoire de prédilection. Il tentait l’aventure, si je puis dire. J’ai considéré Billy Budd comme un autre personnage de théâtre et Oxmo, non pas comme un rappeur, mais comme un interprète à part entière, capable de parler, de chanter, de jouer. Billy Budd est écrit pour lui. Comme j’ai écrit Steve pour Thibault Vinçon et le Cancer de Steve pour Michael Slattery. Sans oublier de proposer à chacun un pas de côté. Il y a toujours un défi à lancer, de manière ludique, au metteur en scène comme aux interprètes. Comme on dirait cap ou pas cap. Pour revenir à Billy Budd, le personnage est évidemment une référence au personnage de Melville. J’ai gardé l’idée du bégaiement. Je trouvais important d’inscrire ce personnage dans sa propre culture, de lui donner des racines « historiques », une origine dans les livres, et pas seulement dans le métro où on le découvre, la cravate lâche, après son licenciement.

Sur scène, on découvrira « les trois derniers jours de la vie de Steve Jobs », c’est bien cela? …Comment s’y manifestera Shakespeare?
Dans la préface de la biographie de Walter Isaacson, on rapproche les caractères de Jobs et Henry V… C’est cette évocation qui a été le point de départ de notre réflexion. Imaginer un lien quantique entre la guerre du bourbier d’Azincourt et les guerres, technologique ou économique, d’aujourd’hui. Résister au biopic ordinaire de Jobs, en miner le principe pour aboutir à une vision onirique de son parcours et de celui de son avatar théâtral. Extraire de la biographie ce qui en fait le suc contemporain : sa part de ténèbres, ce faisceau de lumière noire. Dans cette organisation, Henry est un passe-muraille, un miroir, un double. C’est lui qui pilote l’avion qui mènera Steve, rongé par le cancer, vers son dernier havre : sur le Nuage qu’il a inventé pour mimer l’éternité.

Enfin, auriez-vous quelques phrases à nous citer qui illustreraient bien ce que vous avez voulu montrer du héros de cet opéra multimédia ?

L’homme moderne
Est une souris blanche
Prise dans le dédale
Des réseaux
Dans les méandres du Nuage
Dans les circuits abstraits
D’usines lointaines
Data centers
De banlieues industrielles
Espaces digitaux intouchables
L’homme moderne
Vit suspendu
A de très beaux jouets
Que j’ai rêvés pour lui
J’ai inventé
L’intrus familier
Et
Le créateur domestique
C’est moi

 » Steve V (King different) « 
Un opéra multimédia de Roland Auzet et Fabrice Melquiot

ÉQUIPE ARTISTIQUE
CONCEPTION, MUSIQUE ET MISE EN SCENE : ROLAND AUZET
DIRECTION MUSICALE : PHILIPPE FORGET
DRAMATURGIE, LIVRET (CREATION) : FABRICE MELQUIOT
DECORS : VINCENT GADRAS
VIDEO : WILFRIED HABEREY
CREATION ELECTRONIQUE : OLIVIER PASQUET
COSTUMES : NATHALIE PRATS
LUMIERES : BERNARD REVEL
ASSISTANT A LA MISE EN SCENE :JULIEN AVRIL
ORCHESTRE DE L’OPERA DE LYON CHANTEURS DU STUDIO DE L’OPERA DE LYON*
DIRECTEUR ARTISTIQUE DU STUDIO : JEAN-PAUL FOUCHECOURT
BILLY BUD OXMO PUCCINO
LE CANCER MICHAEL SLATTERY
STEVE V THIBAULT VINÇON
LES APPLE MEN IGOR CHERNOV*, TYLER
CLARKE* BONKO KARADJOV*,
ALEXANDRE ARTEMENKO*, MATHIEU
GARDON*, THIBAULT DE DAMAS*

Dates de représentations:
La création aura lieu le 14 mars prochain au Théâtre de La Renaissance à Oullins Grand Lyon, dans le cadre de La Biennale Musiques en Scènes 2014.
Du 14 au 18 mars 2014 à 20 H au Théâtre de La Renaissance à Oullins Grand Lyon

Une tournée est déjà prévue en 2015-2016 à Paris (programmation à l’IRCAM), à l’Opéra de Limoges et en région Rhône-Alpes.

A lire aussi:

L’opéra bouffe du Petit Faust : une grande bouffée de fraîcheur et un Méphisto à se damner

Coppelia : quand le merveilleux ensorcelle l’esprit à l’Opéra National de Bordeaux

Philippe Torreton : un Cyrano qui monte bien haut

Le dernier jour du jeûne : une tragi-comédie à l’antique bercée par le chant des cigales

Le début de quelque chose : camps de concentration du bonheur et autres Club Med

Laissez votre commentaire

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à