Les cahiers de Nijinski : le monologue vacillant d’un faune solitaire

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Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ Les cahiers de Nijinski ont été écrits au lendemain de la première guerre mondiale. Tandis qu’il séjourne en Suisse avec sa femme et sa fille, ce Dieu des Ballets Russes sent irrémédiablement la folie le guetter. Arrêtant la danse définitivement, il sait déjà qu’il est sur le point de sombrer peu à peu dans un monde d’angoisses et d’hallucinations. Alors qu’il n’a pas encore trente ans, il fait preuve d’un dernier regard de lucidité et rédige en cachette un journal dans lequel il déverse abruptement toute sa souffrance intime. Cette rédemption, écrite d’un seul jet, nerveux et tourmenté, marquera la fin de sa trajectoire. Telle une comète solitaire et schizophrène, Nijinski sera interné dans un asile de fous jusqu’à sa mort, en 1950.

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Une fois que vous aurez assisté à cette partition tragique mise en scène par Daniel San Pedro et Brigitte Lefevre, vous ne percevrez plus jamais Nijinski comme un magnifique faune, allègre et bondissant. C’est un animal blessé qui se présente à vous à travers cet étrange monologue; une bête triste et désillusionnée, tapie au sein de ses névroses et de son impossible quête de vérité. Dans un mélange fait d’obsessions et de contradictions, Nijinski évoque la mort, le mal et le mensonge qui n’ont cessé d’engluer son existence. Tentant un dialogue avec Dieu, il se prend pour lui, pour l’Antechrist puis part dans des délires mystiques en recherche d’absolu. Clamant sans cesse son amour bienveillant pour l’humanité, il apparait comme un être faible et asservi qui s’est soumis à une réalité aussi souillée que licencieuse: entre le despotisme de sa femme et la domination socratique du tout puissant Diaghilev, Nijinsky n’a pas eu la force d’exister pour lui-même. Voilà pourquoi, au seuil de son internement psychiatrique, il se livre l’âme pleurante et presque repentante,
Afin de mettre en images cette confession chaotique, Daniel San Pedro et Brigitte Lefevre ont fait appel à deux grands interprètes. Tandis que le comédien Clément Hervieu-Léger offre sa voix à Nijinski, le danseur Jean-Christophe Guerri lui confie son corps. L’un étant issu de la Comédie Française et l’autre de l’Opéra de Paris, on serait en droit de s’attendre à une pièce dansée ou ponctuée de quelques entrechats: nulle trace de tout cela. A notre grand regret, la mise en scène s’attache avec acharnement à scander le texte de Nijinski sans vouloir l’agrémenter d’une once de fantaisie.
Durant près d’une heure et demie, Clément Hervieu-Léger déclame donc à la première personne toutes les souffrances obsessionnelles de l’artiste. Malgré les sautes d’humeur et la violence intrinsèque propres à ce danseur, l’intonation du jeune acteur fait preuve d’une musicalité trop douce et manque de nuance. La prose de Nijinski est pourtant heurtée, fluctuante, sinueuse: elle ne peut être dite avec la perfection et la régularité d’un alexandrin. Lorsque l’on lit les phrases de son journal, elles sont imbibées d’une peur viscérale et d’un désespoir si réel qu’il faut les clamer avec ivresse ou avec un total détachement! Malgré toute sa bonne volonté, Clément Hervieu-Léger conserve hélas un ton monocorde et soporifique. Son texte est parfaitement appris mais il le déploie sans respiration comme un flux épuisant de paroles répétitives. Il en va de même pour son attitude qui demeure trop tempérée: l’acteur est sans cesse dans la retenue ou la pondération, il possède pourtant un superbe dispositif scénique à sa disposition. La scène est en effet constituée d’un immense plateau incliné offrant mille et une possibilités visuelles ou chorégraphiques. Dans cet espace semblable à une vague déferlante, le jeune comédien pourrait se laisser glisser, s’agripper, perdre l’équilibre autant que la raison… Que dire également du rôle dévolu au second personnage de la pièce, Jean-Christophe Guerri ? Telle une ombre vivante, ce superbe danseur issu de l’Opéra Garnier ne nous offre à son tour aucune chorégraphie. Durant tout le spectacle, il ne fait qu’accompagner silencieusement Nijinski: à pas feutrés, il se lève, suit calmement le comédien, l’enlace, le protège et finit la plupart du temps par se retrouver assis, le dos tourné à la salle. Pourquoi diable avoir fait appel à un danseur d’un tel niveau pour une si simple intervention?
En supposant que Daniel San Pedro et Brigitte Lefevre aient voulu se contenter d’explorer l’univers mental de Nijinski, pourquoi l’avoir à ce point détaché de son passé artistique? La danse et la musique font parties intégrantes de son être, on ne peut à ce point s’affranchir de ces éléments lorsque l’on évoque un tel génie! Certes, il a renié la danse pour prendre la plume mais ses écrits ne peuvent être compris qu’en prolongation de sa carrière d’artiste. Il faut se rendre à l’évidence: les cahiers de Nijinski ne sont pas vraiment des chefs d’oeuvres. Par delà leur liberté de ton, ils sont assommants de répétitions et de mégalomanie. Vouloir les mettre en scène sans les ponctuer de mélodies, d’orchestration ou ne serait-ce que de costumes, les rend inintéressants au possible. Une foule de thèmes s’offraient pourtant à un tel support: l’aliénation mentale, la dépendance charnelle, l’éloge de la beauté physique, l’asservissement de la danse, le vacillement dans la maladie, la démultiplication… Tout cela aurait pu être mis en musique, en sauts, en allégories… Et cependant, rien. Une scène nue, un texte dépouillé et deux grands artistes sclérosés malgré l’immensité de leurs capacités. Quel dommage!
Les cahiers de Nijinski? Un spectacle bien trop lymphatique pour évoquer les tourments du plus grand danseur du XXe siècle.

Les cahiers de Nijinski
Texte de Vaslav Nijinski
Adaptation: Christian Dumais-Lvowski
Mise en scène: Daniel San Pedro et Brigitte Lefevre
Avec Clément Hervieux-Léger et Jean-Christophe Guerri

Au Théâtre de l’Ouest Parisien – Boulogne-Billancourt – Du 8 au 18 janvier 2015

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