La Biélorussie entre Ouest et Est : mais quel Ouest et quel Est?

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La tribune de l’historien David Engels sur les événements en Biélorussie.

La Biélorussie entre Ouest et Est – mais quel Ouest et quel Est? La perspective polonaise vue depuis la Pologne.

Quand, il y a quelques jours, Mateusz Morawiecki, le premier ministre polonais, proposa urgemment l’organisation d’un sommet européen extraordinaire afin de discuter de la situation en Biélorussie, sa demande fut d’abord rejetée par la Commission tout comme par le Conseil, et le sujet reporté en septembre avant qu’on sommet extraordinaire soit finalement organisé à la hâte. Clairement, l’on voulait freiner l’initiative polonaise, bien que les faits ne concernent pas seulement les intérêts vitaux de la Pologne, mais aussi de l’UE et de l’OTAN. Pourquoi ce rejet ?

 

« Clairement, l’on veut freiner l’initiative polonaise, bien que les faits ne concernent pas seulement les intérêts vitaux de la Pologne, mais aussi de l’UE et de l’OTAN »

 

Alors que dans la plupart des médias occidentaux, les événements en Biélorussie ne sont traités que de manière très périphérique, le sujet est discuté de manière beaucoup plus controversée dans les médias sociaux. Comme nous pouvions nous y attendre, deux positions extrêmes se dessinent. Les commentateurs gauchistes-libéraux accueillent les manifestations avec l’espoir de voir le régime biélorusse actuel remplacé par un gouvernement pluraliste, économiquement libéral et culturellement gauchiste, alors que beaucoup de conservateurs russophiles considèrent les événements comme une opération typique de « Regime Change », où des agents occidentaux font basculer un gouvernement inopportun afin de renforcer le programme globaliste et nuire aux intérêts russes. Néanmoins, ces deux analyses sont toutes les deux trop étroites, et il doit être dans l’intérêt non seulement de la Pologne, mais de tout l’espace centreuropéen de repenser très prudemment les différentes coordonnées analytiques en jeu, d’autant plus que les journées et semaines à venir vont être de la plus grande importance pour la politique sécuritaire et probablement aussi identitaire de l’Europe entière.

Les fronts politiques de l’époque contemporaine ont évolué de manière telle que – contrairement à l’ère de la Guerre Froide – le conflit Est-Ouest ne peut plus être mis en adéquation directe avec une lutte entre « liberté » et « oppression ». Car depuis longtemps, le libéralisme occidental est en train de se mener lui-même à l’absurde, vu qu’au nom d’une liberté « totale », il s’est à un tel point éloigné de son identité historique et de ses racines chrétiennes, que la plupart des « valeurs » si souvent mises en avant dans la rhétorique actuelle ne sont plus que des coquilles vides qui peuvent être interprétées, avec un peu d’imagination et de cynisme, comme le contraire absolu de ce qu’elles voulaient dire au début. Mais l’Est s’est transformé aussi : certes, les sympathisants de plus en plus nombreux de Poutine insistent souvent sur le fait que la valorisation de l’orthodoxie et du conservatisme dans la Russie contemporaine pourrait être une véritable alternative pour une Europe dominée par la confusion et le marxisme culturel, écrasée à la fois par l’hédonisme et l’islamisme. Mais la combinaison dangereuse entre le pouvoir des oligarques, la répression du KGB, la mise en scène néo-tsariste du pouvoir autoritaire et la mise au pas de tous les services de l’État semble difficilement compatible avec l’idée de liberté politique et individuelle telle que défendue depuis des siècles en Europe.

 

« Les sympathisants de plus en plus nombreux de Poutine insistent souvent sur le fait que la valorisation de l’orthodoxie et du conservatisme dans la Russie contemporaine pourrait être une véritable alternative pour une Europe dominée par la confusion et le marxisme culturel, écrasée à la fois par l’hédonisme et l’islamisme »

 

Que l’on ne se méprenne pas : je ne tente nullement de suggérer une quelconque symétrie entre Est et Ouest dans le sens relativiste d’un « match nul », mais plutôt de souligner que les deux systèmes ne sont pas contradictoires, mais largement incommensurables. Dès lors, la décision qui se présente au peuple biélorusse, jusqu’à présent largement aligné sur le système russe, n’est pas aussi évidente qu’elle puisse le paraître à première vue. Mais la question se pose aussi dans une mesure toute particulière aux États riverains, avant tout la Pologne. Il est évident que la Pologne, vu les relations compliquées qu’elle entretient depuis des siècles avec la Russie, aurait tout intérêt à dégager la Biélorussie de l’orbite russe et de créer enfin une zone tampon entre Varsovie et Moscou. De plus, vu le fait que l’axe Paris-Berlin domine de plus en plus l’UE, une réorientation politique de la Biélorussie pourrait renforcer le projet polonais de construire un système d’alliance indépendant basé sur l’idée du « Trimarium » (entre Mer Baltique, Mer Noire et Adriatique) ; système qui pourrait même servir de modèle conservateur alternatif à une Union européenne en pleine crise, si du moins cette coopération réussit à combiner le respect des identités nationales avec une défense satisfaisante des intérêts suprarégionaux.

Néanmoins, il importe de ne pas se laisser emporter par l’enthousiasme et de se rendre compte des nombreux dangers : d’un côté, le risque évident d’une intervention (plus ou moins discrète) des forces russes, qui pourrait mener non pas à un assouplissement, mais même à un durcissement des relations russo-polonaises déjà très refroidies (déjà maintenant, la TV russe accuse la Pologne de vouloir annexer l’Ukraine et la Biélorussie) ; d’un autre, la possibilité de voir la Biélorussie devenir non pas un partenaire étroit de l’alliance Visegrad, mais plutôt une tête de pont de l’ultralibéralisme. Il suffit en effet de se rappeler la profondeur de la disruption économique et culturelle qui, comme en Pologne et maintenant en Ukraine, accompagna la chute du communisme, et l’enthousiasme avec lequel beaucoup de citoyens accueillirent le libéralisme radical et créèrent ainsi la base de la polarisation sociale qui, encore maintenant, pose des problèmes politiques majeurs, pour réaliser que la Biélorussie verra sans doute une transformation semblable, voire pire. Et même si l’ascendant russe sur le pays pouvait être restreint (ce qui est peu probable), il est tout sauf certain que les États Visegrad réussissent pour autant d’intégrer la Biélorussie dans leur alliance. Alors, un gouvernement biélorusse installé par l’occident libéral risque d’obéir à toutes les injonctions de Bruxelles et Washington pour s’assurer leur support économique – ce qui, de nos jours, signifie automatiquement la soumission aux idéaux officiels et officieux de l’occident moderne (rejetés par les États Visegrad) comme l’idéologie LGBTQ, la théorie du genre, l’avortement massif, le relativisme juridique, le multiculturalisme, l’anti-nationalisme, la laïcité anti-chrétienne, etc.

 

« Alors, un gouvernement biélorusse installé par l’occident libéral risque d’obéir à toutes les injonctions de Bruxelles et Washington pour s’assurer leur support économique »

 

Certes, il faudrait du temps avant qu’un tel revirement idéologique ne touche pas seulement les médias, les élites et les politiciens, mais aussi les simples citoyens. Néanmoins, nous ne pouvons exclure le risque qu’une réorientation politique de la Biélorussie ne crée non pas un allié naturel de la Pologne et des États Visegrad, mais plutôt une tête de pont stratégiquement hautement cruciale du globalisme occidental, qui, de par sa proximité avec Moscou, serait beaucoup trop importante pour la laisser emprunter le même chemin que la Pologne ou la Hongrie – un risque qui, si les élections présidentielles américaines se jouent en faveur du camp démocratique, se transformerait en quasi-certitude.

 

« Nous ne pouvons exclure le risque qu’une réorientation politique de la Biélorussie ne crée non pas un allié naturel de la Pologne et des États Visegrad, mais plutôt une tête de pont stratégiquement hautement cruciale du globalisme occidental »

 

Dès lors, la situation est complexe, mais la possibilité géostratégique et identitaire de pouvoir utiliser une réorientation de la Biélorussie au bénéfice de l’agenda de l’alliance Visegrad est si intéressante que, en dépit de toute prudence, même de hautes mises se justifient en vue du résultat potentiel. Ceci explique aussi la décision initiale des institutions européennes de freiner l’initiative du premier-ministre polonais Mateusz Morawiecki de lancer des actions rapides et concertées, afin de ne pas donner à la Pologne conservatrice l’occasion de définir le cadre de la transformation de la Biélorussie. La Pologne et, avec elle, l’Europe médiane, doivent-elles se soumettre à cette tactique ? Non. L’Allemagne se permet, comme dans le cas Nordstream II, de protéger ses intérêts économiques en dépit des avertissement de tous ces alliés, et, comme lors de la crise de 2015, de submerger l’Europe de millions de migrants pour poursuivre son agenda multiculturel ; la France étend son « partenariat privilégié » avec l’Afrique du Nord où elle continue de poursuivre une politique quasi-coloniale ; et le Royaume Uni a insisté, même en tant que membre de l’UE, sur l’importance stratégique de sa position au centre du Commonwealth. Maintenant, la Pologne, elle aussi, devrait pouvoir se permettre de défendre ses intérêts vitaux et de créer rapidement un cadre capable de résoudre la question biélorusse d’une manière adaptée à assurer la stabilité politique et l’identité culturelle de toute la région – et ainsi de toute l’Europe véritable et non de l’occident globaliste.

 

Photo by Jana Shnipelson on Unsplash

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