Michel Maffesoli : Un sociologue voyant, une sociologie rêveuse (contre les bien-pensants)

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Par Hélène Strohl – Certains intellectuels, habitués des plateaux télévisés et des colonnes des journaux « mainstream » pratiquent une analyse des évènements.  Attentats terroristes, manifestations répétitives, abstentions politiques, ils redécouvrent à chaque fois l’échec du modèle assimilationiste français, la révolte du peuple contre les élites, l’épuisement de la démocratie représentative.

D’autres, tel Michel Maffesoli, répètent, approfondissent, corrigent depuis plus de trente ans une vision de la société postmoderne et des mutations de valeurs qui la caractérisent.
Prémonitoire quand il annonçait Le Temps des tribus (1) (1988), le Nomadisme (2) , 1997, ou quand il décryptait dans ses travaux sur la violence, la nécessité « d’homéopathiser la violence sociale » et dénonçait la « violence totalitaire de l’idéologie du service public », Michel Maffesoli a poursuivi, en une quarantaine d’ouvrages cette description de la société contemporaine, « postmoderne », c’est-à-dire rompant avec la modernité (des 18ème, 19ème et 20ème siècles).
Souvent vilipendé, accusé de « justifier » la violence, de faire le lit du communautarisme, c’est sur le plan de la méthode « non scientifique » qu’il a été principalement attaqué, dès lors qu’il était difficile d’infirmer le devenir tribal de la société, l’importance nationale et internationale du nomadisme, le déclin de la démocratie représentative (3) , le resurgissement des diverses croyances et comportements traduisant un « réenchantement du monde » au travers des nouvelles technologies.

Une partie de l’œuvre de ce sociologue visionnaire (il se définit comme voyeur pratiquant une sociologie rêveuse) consiste donc en ouvrages polémiques, sortes d’Écrits de combat, dans lesquels il reprend les grandes étapes de sa pensée et des réactions qu’elles ont suscitées.
La Force de l’imaginaire. Contre les bien-pensants appartient à ce genre.
Reprenant pour part ses écrits intitulés Les nouveaux bien-pensants, Michel Maffesoli situe sa pensée dans l’épistémologie contemporaine.
Élève loyal et reconnaissant du grand anthropologue de l’imaginaire Gilbert Durand, il se situe d’emblée dans une analyse du « Réel » qui rompt avec la doxa scientiste. Le Réel, c’est la réalité, mais augmentée des rêves, des fantasmagories, des croyances, des légendes et des mythes. Et dans ce Réel, ce qui intéresse Maffesoli, ce n’est pas de comprendre ce qui détermine le comportement des différents individus, mais ce qui permet, facilite la cohésion sociale. Ce qui constitue le vivre-ensemble.
Dès ses premiers livres (4) , Maffesoli se situe en contre-pied du sociologue de la modernité, de la République et du socialisme, Emile Durkheim. Alors que celui-ci décrivant la modernité, notait qu’on était passé d’une solidarité mécanique à une solidarité organique, c’est à dire une organisation complexe du fait de la division du travail, Michel Maffesoli estimait que le vivre ensemble de la société industrielle, celle de l’homo economicus était de l’ordre du mécanique, quand la société postmoderne, celle qui réhabilitait la puissance de l’imaginaire était de l’ordre de la solidarité organique.
En bref, Michel Maffesoli s’attache à décrire nos sociétés postmodernes dans l’entièreté de leur expression, le lien social dans toutes ses composantes, les interactions et les relations entre les personnes dépassant la simple recherche de l’intérêt économique à laquelle avaient voulu les réduire l’économicisme et une sociologie fondée sur l’analyse des classes socio-professionnelles et des identités qui en découlaient mécaniquement.
La force de l’imaginaire, c’est ce qui unit et permet la relation, ce qui est le fondement de la socialité. Un imaginaire collectif, commun qui dépasse la somme des désirs et des déterminismes individuels. Une force d’identification à des groupes labiles et affectuels, à l’exercice de passions et d’émotions communes.
C’est tout cela qui pour Maffesoli meut en profondeur la puissance populaire. Car il n’a pas peur qu’on le traite de populiste et dès ses premiers ouvrages (5) il oppose le pouvoir, c’est-à-dire la force de l’institution, de ce qui est institué à la puissance, c’est-à-dire cette énergie instituante, ce qui fait que « ça continue à vivre, malgré tout ». Souvent il reprend cette belle citation de Nietzsche, « Ici l’on peut vivre parce que l’on y vit ».

La force de l’imaginaire, c’est donc toute ce grouillement, ces frémissements et ces soubresauts, ces mouvements et cette inertie, bref tout ce qui agite la société, ce qui signe la fin d’une époque et la naissance d’une autre époque.
Et c’est là-dessus que le polémiste se délecte, en notant comment les élites contemporaines, issues des formations et des institutions de la modernité s’accrochent à des valeurs saturées, la démocratie représentative, l’universalisme, l’économicisme etc.
Bien sûr, il arrive, de plus en plus souvent, que des analyses « à la Maffesoli » surgissent ça et là dans différents articles ou ouvrages. On découvre soudain que la France est traversée d’appartenances communautaires, que les classiques partitions gauche/droite, exploité/exploiteurs ne fonctionnent plus. Certains parlent même de « néo-tribalisme ». Il est rare qu’on cite Maffesoli. Pour des raisons évidentes de concurrence universitaire ou intellectuelle. Mais plus profondément, parce que cette force de l’imaginaire, cette puissance de l’émotionnel, cette énergie des regroupements affectuels, tout ceci fait peur.

C’est pourquoi la plupart des analystes, confrontés pourtant dans l’actualité récente à ces formes de secessio plebis si bien décrites par Maffesoli, ne cherchent qu’à réduire les mouvements divers, dont celui des Gilets jaunes, le plus récent, à des mouvements de revendication classiques, visant à une augmentation du pouvoir d’achat et autres demandes satisfaisables.
Étonnés qu’ils sont ensuite que le peuple ne se contente pas de ces aumônes pourtant substantielles !
Ce que Michel Maffesoli raconte depuis tant d’années et dans tant de livres, c’est bien la richesse et la nouveauté de l’imaginaire postmoderne.
S’exprimant non plus dans la construction du sujet, dans l’assignation à une identité, mais dans les multiples et labiles appartenances tribales. Je est un autre disait le poète. Imaginaire postmoderne fondé sur l’expression d’émotions, de communions émotionnelles et non plus sur la seule assignation à raison, sur le rationalisme. Alors que les grands mouvements de revendication ou de révolution de la modernité s’inscrivaient toujours dans une perspective progressiste, demain on rase gratis, les mouvements de sécession contemporains s’inscrivent et s’épuisent ici et maintenant. Non plus un dépassement du passé, non plus une attente messianique de la future société parfaite, mais une densification de l’instant présent par l’intégration du passé (tradition) et l’enrichissement de tous les futurs possible, s’exprimant dès à présent. Ce que Walter Benjamin nommait dans un de ses derniers écrits, « l’intérêt d’à présent de l’Histoire ».

Ouvrage polémique, la force de l’imaginaire est plus une réhabilitation du présent, une positivation du monde contemporain qu’une critique du passé. Bien sûr, il y a toujours chez Maffesoli quelque jouissance à décrire les échanges des réseaux sociaux, les débordements festifs, les élans de solidarité spontanés, tout ce qui constitue le ciment social. Auquel il est attentif bien plus qu’au comptage des niveaux de revenu ou à la dénonciation de la misère du monde.

Issu lui-même d’un milieu populaire (son père et son grand père furent mineurs de fond), Michel Maffesoli a conservé de son enfance le goût de la fête collective, le sentiment de solidarité quotidienne, le partage des émotions face aux multiples accidents et maladies qui frappaient les mineurs et leurs familles. Ce sont les sons et les odeurs de cette vie commune, de cette communauté de vie qu’il reconnaît dans les multiples échanges et les diverses formes de communion postmodernes. C’est sa capacité à comprendre, intuitivement, immédiatement, ce qui fait cohésion sociale, ce qui agrège plutôt que ce qui distingue qui fait que Maffesoli « n’a pas l’odeur de la meute ». C’est en tout cas cette intuition qu’il « défend » face aux tenants de l’opinion publiée, les experts ou divers sachants, les décideurs ou technocrates et politiques, et les journalistes, éternel écho de la doxa.
Car plus que l’amélioration du niveau de vie matérielle, l’augmentation sans fin du « pouvoir d’achat », ce que Maffesoli entend, dans cette Force de l’imaginaire, c’est l’énergie qui fonde et refonde un nouveau « vivre-ensemble ». Un sociologue voyant, une sociologie rêveuse.

La force de l’imaginaire.
Contre les bien-pensants – Michel Maffesoli, Éd. Liber.

 

1 – Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, paru en 1988 a été constamment réédité depuis, au Livre de poche (Hachette) puis dans la petite Vermillon (La Table ronde) qui sortira la 4ème édition en avril prochain.

2 – Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, 1997.

3 – La transfiguration du politique, 1992, rééd. La Table ronde,

4 – La Violence totalitaire 1979, rééd in Après la modernité, CNRS éditions, 2008 ;
Essais sur la violence banale et fondatrice, 1984, rééd. coll. Biblis, CNRS éditions.

5 – La violence totalitaire, op. cit. La conquête du présent, 1979, rééd in Après la modernité, CNRS éditions, 2008

Par Hélène Strohl, Inspectrice générale des affaires sociales honoraire, écrivaine

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