Réforme de la justice : la mort annoncée d’une justice humaine ?

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Avocate spécialisée en droit de famille, Aurore Boyard est aussi l’auteure d’une trilogie de livres (*). Dans cette tribune, elle alerte sur les risques que représente pour le fonctionnement de la justice en France, la réforme soutenue par le gouvernement actuel.

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Comme tous les matins depuis bientôt 21 ans, j’arpente d’un pas alerte les couloirs du Tribunal de Grande Instance de Toulon, plus exactement celui qui connaît non seulement des délits, mais également des problèmes immobiliers, de la responsabilité des professionnels, des litiges des baux commerciaux, des difficultés des artisans et des problèmes des couples qui ne s’entendent plus.

D’ailleurs, ce matin, je me rends justement à une audience de conciliation, vous savez, la première audience à laquelle un couple marié est convoqué lorsque l’un des deux veut divorcer.

Comme d’habitude, je longe le long couloir émaillé de chaises pour que les justiciables puissent s’asseoir en attendant d’être appelés par leur avocat, ou par la greffière s’ils n’en ont pas.

Ce couloir respire la crainte, l’angoisse mais aussi l’espoir et parfois la joie.

L’angoisse de l’inconnu, de la rencontre avec le juge dont on ne sait pas s’il va être à l’écoute ou vous expédier.

La crainte ou l’espoir car rien ne sera plus comme avant, après cette audience ensuite de laquelle les époux vont être autorisés à résider séparément.

La joie, parfois, pour un conjoint dont les liens du mariage étaient devenus les barreaux d’une prison dont l’audience de conciliation constitue la première étape d’une libération totale à venir.

Je me rends dans le « carré professionnel » réservé aux avocats situé juste avant la salle d’audience pour poser mon dossier, mon sac et enfiler ma robe.

Puis, j’avise mon client, assis sur un siège et vais le rejoindre.

Je m’assieds juste à côté de ce dernier et lui demande comment il va, s’il n’est pas trop inquiet et, pour la énième fois depuis qu’il m’a confié la défense de ses intérêts, je le rassure et lui explique comment cette audience va se dérouler.

Cette rencontre avec le juge, il l’attend depuis plusieurs semaines. Il veut lui parler, se confier à lui ; dans une procédure de divorce, cette audience est la seule où le juge reçoit chacun des époux séparément et seuls, dans son bureau. Ce qui va être dit restera à jamais entre eux, comme dans un confessionnal, mais cela leur permet d’échanger et de se connaître un peu. Surtout, le justiciable s’aperçoit que le juge est un homme ou une femme, fait de chair et de sang ; qu’il est comme lui avec pour seules différences une longue robe noire, un code civil rouge et… une boîte de mouchoirs posée sur son bureau.

 

« Surtout, le justiciable s’aperçoit que le juge est un homme ou une femme, fait de chair et de sang ; qu’il est comme lui avec pour seules différences une longue robe noire, un code civil rouge et… une boîte de mouchoirs posée sur son bureau »

 

Nous attendons sagement notre tour et, laissant mon client tout à ses pensées, je vais prendre place dans le « carré professionnel » pour deviser avec mes Confrères et tromper l’attente.

Les justiciables défilent au fur et à mesure que la matinée avance.

Alors que tout était calme, soudain, nous entendons des cris à travers la porte du bureau du juge : une femme exprime sa douleur d’avoir été trompée et sa souffrance de ne pas encore parvenir à s’en détacher. Son époux, qui venait de ressortir du bureau, se ferme et, dans ses yeux, la culpabilité et le remords se lisent.

Le juge va laisser l’épouse s’épancher et lui laisser le temps de se reprendre avant d’appuyer sur le bouton de la sonnette signifiant que le mari, suivi des avocats, va pouvoir revenir afin que les mesures provisoires soient plaidées.

Enfin, ils sortent tous et le soulagement se lit sur leurs visages : cette étape, douloureuse mais nécessaire, est passée.

Dans trois semaines, le magistrat va rendre une ordonnance de non conciliation qui va fixer les règles de fonctionnement de leur couple le temps que le divorce soit prononcé.

Dans l’immense majorité des cas, à la suite de cette audience, les difficultés vont s’estomper et les époux vont aboutir à un accord, avec l’aide de leurs avocats.

Si je viens de passer autant de temps à vous rappeler ce qu’une partie d’entre vous, d’entre nous, a vécu, c’est pour vous annoncer qu’à compter du 1er janvier 2020, si le projet de réforme de la justice est adopté, cette audience n’existera plus.

 

« Si je viens de passer autant de temps à vous rappeler ce qu’une partie d’entre vous, d’entre nous, a vécu, c’est pour vous annoncer qu’à compter du 1er janvier 2020, si le projet de réforme de la justice est adopté, cette audience n’existera plus »

 

Exit ces têtes à tête avec votre juge, cette possibilité d’exprimer vos sentiments dans un cadre secret et humain.

Car au nom de la réduction des coûts, le projet de loi supprime cette audience.

Dorénavant, vous ne rencontrerez plus le magistrat, lequel va statuer uniquement sur la base d’un dossier sans pouvoir mettre un visage sur un nom.

Vous ne serez qu’un numéro de rôle 2020/000150 ; les échanges se feront par voie électronique et, pour combien de temps encore (?), les avocats ne verront le juge que pour plaider votre affaire dans une salle d’audience déserte à laquelle on accédera par un couloir désert et sans âmes, ni chaises que l’on aura enlevées car elles n’auront plus aucune utilité : aucun justiciable ne se rendra plus au tribunal.

 

« Vous ne serez qu’un numéro de rôle 2020/000150 ; les échanges se feront par voie électronique et, pour combien de temps encore (?), les avocats ne verront le juge que pour plaider votre affaire dans une salle d’audience déserte à laquelle on accédera par un couloir désert et sans âmes »

Cette chronique d’une mort annoncée de la justice Humaine ne touche pas que les divorces : la réforme supprime toutes les audiences pour les litiges dont les montants sont inférieurs ou égaux à 5.000 euros et supprime le Tribunal d’instance : celui qui connaît des tutelles des majeurs, des impayés de loyer d’habitation, du surendettement, des problèmes de voisinage, de bornage et de saisies sur salaire.

C’est pour s’opposer à ces disparitions que nous, avocats, seront dans la rue le mardi 15 janvier 2019 à Paris pour montrer notre désapprobation à cette déshumanisation car, ne vous y trompez pas, nous, avocats, n’avons rien à perdre dans cette réforme : devant le Tribunal de Grande Instance, le ministère d’avocat est obligatoire !

 

Me Aurore Boyard
Avocat spécialiste en Droit de la Famille, des Personnes et de leur Patrimoine,
Chargée de cours à la Faculté de Droit
de Toulon et du Var
Lauréat de la Conférence du stage

Retrouvez l’interview d’Aurore Boyard parue dans Putsch le 20 août 2018


(crédit photo à la une : Unsplash) 

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