Hamlet Trangression : une folie à la croisée du théâtre et de l’opéra
Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore – Habitées, investies jusqu’à l’aliénation par leurs personnages, deux femmes s’affrontent et se confrontent le temps d’un ballet entre cris et larmes. L’une tempête, vocifère et s’émeut en citant Shakespeare et Heiner Müller, l’autre entonne de sa voix cristalline, envoûtante, les mots douloureux, poétiques, d’un autre Müller, Wilhelm, sur les lieders tristes et profondément noirs de Schubert.
Mêlant leurs solitudes, leurs souffrances, elles nous entraînent dans les arcanes sombres d’une vengeance implacable, impuissante à s’exprimer. Touché en plein cœur par la dualité des sentiments et de leur jeu, on sort exsangue de cette joute verbale lyrique et mortifère, de cette petite folie bouleversante qui secoue l’âme.
L’argument. » Hamlet doit promptement venger son père, mais il lui faudra cinq actes et des années pour y arriver… Entre temps, combien de mots (« Words, words, words… ») pour retarder le passage à l’acte, pour chercher une issue, pour contourner l’impuissance. Hamlet n’est-il pas la figure même du poète qui tente de nommer le présent, à défaut de pouvoir agir sur lui ? Dans l’extraordinaire Hamlet-Machine d’Heiner Müller, le « héros » se verra réduit à bredouiller un dérisoire « blablabla » face au spectacle des « ruines de l’Europe ». Comment ne pas entendre en écho le sublime Voyage d’hiver de Schubert, où le poète est sans cesse rejeté à la marge du monde et de l’amour : impuissant. «
La critique. Tout est noir, sombre, obscur. Des murs, aux câbles qui parcourent le sol, en passant par le micro qui trône au milieu de la scène. Tout est silence, assourdissant, mortifère. Quand côté jardin, une furie blonde, portant nuisette, manteau de laine sombre à doublure rouge, pénètre dans l’espace à grand fracas. Qui est-elle ? Une femme, c’est une évidence. Un double féminin d’Hamlet venant d’apprendre la trahison de son oncle, perdu entre la douleur de la perte et l’amer goût de la vengeance. Un sosie égaré de la douce Ophélie, sacrifiée sur l’autel de la raison, du pouvoir, de la vendetta. Un peu de tout cela.
Flamboyante et rugissante, Dominique Jacquet se glisse avec une impressionnante aisance dans tous ces personnages. Adolescent blessé, en colère, héros impuissant, incapable de passer à l’acte, femme bafouée, perdue d’amour, elle s’invite dans leur existence, leur donne vie. On se laisse happer par son énergie, sa faconde. Fougueuse, fiévreuse, elle nous entraîne dans son sillage, sur le chemin avorté des représailles. Elle nous pousse dans nos retranchements, libère la folie d’Hamlet et fait éclater dans la pénombre la tragique abnégation d’Ophélie.
Rien ne serait aussi prégnant, aussi bouleversant, si à la solitude, à l’errance esseulée de ses héros shakespeariens, ne venaient répondre celle envoûtante des lieders de Frantz Schubert et de Wilhelm Müller. De sa voix cristalline, pure, Laurence Malherbe s’invite dans cette ronde triste et funeste. Portant robe longue noire, satinée, elle donne à l’ensemble une profondeur enchanteresse, ténébreuse, une dimension incandescente, brûlante. Sa tessiture de soprano, aussi impressionnante et touchante dans le lyrique que dans des morceaux plus rock, se joint parfaitement à la parole vibrante de Dominique Jacquet. Tour à tour, vers chantés et parlés se mêlent en une puissante litanie qui nous trouble et nous ébranle.
Fasciné par le talent ciselé des deux artistes, on est séduit par cette étrange ovni qui allie l’art opératique et l’art théâtral avec virtuosité et ingéniosité, par cette douce et poétique aliénation des âmes solitaires qui s’unissent en un cri étourdissant et universel.
Hamlet Transgression
Opéra & Théâtre d’après William Shakespeare (Hamlet), Heiner Müller (Hamlet-Machine) et Frantz Schubert (Winterreise)
Théâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
du jeudi 3 novembre au samedi 3 décembre à 19h
jeudi 3 novembre (exceptionnellement) & les mardis, mercredis, vendredis et samedis à 19h (relâches les jeudis et dimanches) en prélude à Richard III – Loyaulté me lie
Durée 35 minutes
Plus d’informations ici : www.theatredelaquarium.net/hamlet-transgression
adaptation et mise en scène Jacques David
avec la soprano Laurence Malherbe, la comédienne Dominique Jacquet et le musicien électroacousticien Christophe Séchet
dramaturgie d’Élise Blaché
scénographie d’Emmanuelle Debeusscher
costumes d’Agnès Marillier
lumières de Laurent Nennig,
son de Christophe Séchet
arrangements musicaux du Winterreise de Franz Schubert par Excursus (Laurence Malherbe, Laurent David, Faro, Éric Groleau)
( Crédit photo Patrick Berger )
Lire aussi dans les actualités et les chroniques Théâtre :
Hugo, de père en filles: une pièce venue de l’au-delà
La Louve : le petit bijou Renaissance de Daniel Colas
Jules Renard : le bel hommage littéraire de Catherine Sauval
Le personnage désincarné: une réflexion théâtrale sur le libre arbitre