Les Eaux Lourdes: Elizabeth Mazev ressuscite magistralement la démence de Médée

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Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ Fin des années trente : Mara et Pierre font parti d’un réseau de résistants nommé Corinthe. A la suite d’une dénonciation, celui-ci est démantelé et leur meilleur ami, François, subitement déporté. La Libération arrive mais Pierre ne peut admettre la disparition de son frère d’arme et il se sépare progressivement de sa femme pour essayer de le retrouver. Assaillie par le désespoir, Mara tue leur premier fils et garde secrète sa nouvelle grossesse.

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Dévasté par cet infanticide, Pierre s’éloigne alors définitivement de cette femme assassine et tente de refaire sa vie. Portée par un amour absolu, Mara va cependant s’évertuer à reconquérir son époux en lui écrivant une lettre par jour. Des années durant, ces missives énigmatiques vont rester closes, jusqu’à ce que l’une d’entre elles soit ouverte et fasse ressurgir le mal, à l’exemple d’une terrible boite de Pandore…
Dans cette oeuvre sombre et oppressante, l’auteur Christian Siméon revisite le mythe médéen en le transposant autour de la seconde guerre mondiale. A travers une histoire de réseau clandestin et de dénonciation, il recompose subtilement la relation d’amour et de haine existant jadis entre Médée et Jason. Ses nouveaux héros, Mara et Pierre, ont bien changé d’époque néanmoins la trame du récit a étonnamment conservé la dramaturgie d’une oeuvre antique.
Afin d’amplifier la dimension tragique de cette pièce, Thierry Falvisaner a opté pour une mise en scène précise mais épurée. L’ensemble de sa création repose entièrement sur la performance de ses acteurs et en particulier sur l’effrayant talent d’Elizabeth Mazev. Explorant tous les registres de l’aliénation médéenne, cette tragédienne hors normes est d’une pluralité éblouissante: tour à tour passionnée, grotesque ou lubrique, elle crie son amour de Pierre tout en détaillant sordidement le meurtre de son enfant. Sans transition aucune, elle passe du désespoir à l’hystérie et n’hésite pas à se grimer publiquement en vieux clown maladif. Avec sa voix démoniaque et sa tête de gorgone rouge, elle domine toute la scène, éclipse ses partenaires et pétrifie l’ensemble des spectateurs. C’est à cette figure aussi exaspérante que manipulatrice, que son époux Pierre tente de résister. Pourvu d’un nom de caillou, cet homme devrait être solide comme un roc et pourtant, ce n’est qu’un être brisé qui possède une immense fragilité intérieure. Incarné par Christophe Vandevelde, ce Jason contemporain manque un peu de hargne et de charisme. Face à la puissance dévorante d’Elisabeth, il se cabre, vocifère mais ne parvient pas à transcender. Il en va de même pour Ian (Arnaud Aldigé), le second fils de Mara: semblable à un oiseau sans ailes, ce jeune autiste est malgré lui devenu le triste jouet de sa monstrueuse génitrice. Avec sa petite tête de mainate et ses yeux grands ouverts sur un monde qu’il ne comprend pas, il se laisse pitoyablement balloter au gré des crises et des confrontations. Reste enfin Alix (Julie Harnois), la maitresse de Pierre. Dotée d’une crinière de feu et d’une superbe silhouette, elle est félinement interprétée par Julie Harnois. Se posant comme une rivale charnelle face à la tentaculaire Mara, cette excellente actrice charme son public en maitrisant aussi bien le jeu de la séduction que celui du cynisme.
Pour orchestrer ce quatuor destructeur, s’impose enfin le discours âpre et violent de Christian Siméon. Ressentie comme un personnage à part entière, cette prose dévastatrice passe anarchiquement de la ronde bosse à l’incise. L’auteur étant initialement sculpteur de profession, on comprend que son écriture soit aussi rigoureusement ciselée. Malgré un texte de facture classique, ses phrases ne cessent de se heurter et précipitent les auditeurs les plus attentifs au coeur d’une langue intense et vertigineuse.
Bien que le récit soit parfois confus, l’interprétation de ce drame psychologique est si dense qu’elle nous porte de bout en bout dans un ouragan de haine et de culpabilité. Reposant sur une tension faite de cris et de profonds silences, ces Eaux lourdes nous font songer à un tsunami cathartique au bout duquel l’assistance peut enfin reprendre son souffle.
Les Eaux Lourdes? Une partition tragique qui vous asperge littéralement les méninges!

Les eaux lourdes
de Christian Siméon
mise en scène : Thierry Falvisaner
Avec : Elizabeth Mazev, Julie Harnois, Christophe Vandevelde et Arnaud Aldigé

Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs – Paris 6e
T. 0145445734

Jusqu’au 4 avril 2015
Du mardi au samedi à 19h

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