Ardente patience : Une parenthèse insulaire entre Neruda et Pinochet
Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ A une centaine de kilomètres de Santiago, se dresse la belle et sombre Isla Negra. C’est sur cette Ile Noire que Pablo Neruda a passé toute son année 1969 bercé par l’air marin du Pacifique et le refrain des vagues. Dans ce refuge du bout du monde, le poète vit seul, entouré de figures de proue qu’il a glanées dans des cimetières à bateaux. L’unique personne qu’il côtoie quotidiennement est un jeune facteur complaisant nommé Mario Jiménez. Chaque matin, Mario apparaît au bout de l’île chevauchant sa drôle de bicyclette et portant dans sa sacoche des centaines de lettres destinées à l’écrivain. Avec respect et admiration, il les lui remet puis entame une discussion qui, au fil des jours, se transforme en confidence…Mario est amoureux. Il adule candidement la jeune Béatriz, cette tentatrice dantesque qui lui fait les yeux doux. Mais comment séduire sa belle quand on ne sait pas rimer ? Tout le monde n’a pas la chance d’être poète et lui n’est que facteur…
Amusé par ce jeune homme quasi analphabète, Pablo Neruda va le prendre sous son aile et l’entrainer dans l’univers poétique qui est le sien : celui de l’amour et de la métaphore, bien sûr, mais également celui du courage et de la lutte sociale. Par delà cette idylle légère et amusante entre Mario et Béatriz, un autre décor va progressivement apparaître sur scène : la montée en puissance du régime communiste de Salvador Allende, la foi de Neruda en des lendemains prospères puis le brusque coup d’état de Pinochet qui mettra fin à ce gouvernement si ardemment voulu par le peuple chilien. S’en suivra le suicide du président, la mort de Neruda et la fin de la démocratie.
Malgré la teneur politique de cette pièce qui dénonce ouvertement la dictature et les crimes de Pinochet, la mise en scène demeure étonnamment aérienne et humoristique. Michael Batz a, en effet, opté pour une représentation lyrique submergée de musique et de poésie : en dépit de la tragédie qu’ils vont endurer, ses comédiens tambourinent, ils déclament des poèmes en espagnol, ils arpentent la salle avec leurs guitares et chantent des romances en levant leurs verres à l’Union Populaire. Les destins dramatiques des trois protagonistes sont, eux-mêmes, interprétés avec une telle insouciance qu’ils ne pèsent pas sur les spectateurs : Béatriz (Olivia Barreau) passe avec grâce de la jeune fille en fleur à la veuve éplorée. Son beau Mario (Frédéric Kontogom) aux pieds zélés ne cesse de nous faire sourire en dévalant les escaliers du théâtre empêtré de son vélo. Quand à Pablo Neruda, il trouve son incarnation sous les traits bourrus de Jean-Paul Zennacker. Naturellement bedonnant, cet artiste a foi en son personnage et nous offre un poète pétri d’idéaux qui va peu à peu laisser percevoir ses inquiétudes et sa trop forte sensibilité. Les mains dans les poches et la casquette vissée à sa tête si bien pensante, il parvient à souder les habitants de ce petit village de pêcheur, eux-mêmes en quête de bonheur et de liberté.
Ardente Patience est une pièce rare où les acteurs et les spectateurs ont l’impression de pouvoir prendre leur temps ; le temps de voir un bel amour naître et grandir, le temps de chanter en trinquant aux idées marxistes, le temps aussi de comprendre les séquelles d’un régime dictatorial : Où sont-ils donc passés ces milliers de chiliens victimes des tortures et des assassinats de Pinochet ? Aujourd’hui encore, malgré les quarante années qui se sont écoulées, la question demeure : ¿Donde estan?
Ardente Patience
D’après le texte d’Antonio Skarmeta
Mise en scène de Michael Batz
Avec Jean-Paul Zennacker, Frédéric Kontogom, Olivia Barreau, Nadine Servan, Wladimir Beltran, Leo Melo
Théâtre de l’Epée de Bois
La Cartoucherie – Paris
Jusqu’au 20 octobre 2013
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