Vous reprendrez bien une tranche de poésie ?

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Qu’est-ce qu’un poète ? Qui peut « prétendre » en être ? Pourquoi, en France, la poésie est-elle taxée d’élitiste alors qu’elle fait appel à notre cerveau reptilien, à l’émotion pure ? Pourrait-il s’agir d’une pudeur mal placée, voire d’une peur de se perdre (ou de se trouver) dans le bruit du silence entre deux mots ? A moins que le lecteur ne soit devenu un pantouflard qui préfère une histoire qui lui prenne la main plutôt que de tenter le vertige procuré par des syllabes qui s’entrechoquent ?

par Maïa Brami

Dans sa Lettre ouverte à Rimbaud (Anabet éditions), Noël Tuot tue haut et fort — désolée pour le jeu de mots facile ! — les clichés référents au poète, sorte de Dieu détenteur de la vérité et donneur de leçon. Il lui fait subir une véritable « iconoclastie » à coups de sabre ! Et quand il tranche l’Art dans le lard, le sang gicle, les têtes tombent et on s’en paye une bonne tranche :

« Je brandis mon sabre, voulant lui interdire
toute ombre de parole
mais je retins mon geste, ce n’était plus la
tête de Mallarmé, mais celle de Baudelaire »

L’univers de Noël Tuot — en tout cas, ce livre — est à mi-chemin entre Kill Bill de Tarantino et le Petit Chaperon Rouge. Le rouge est d’ailleurs présent à chaque page et ce jusque sur la couverture, avec ce A majuscule gigantesque comme un cœur palpitant sur l’étal du boucher ! Et comme dans tout conte qui se respecte, le narrateur s’enfonce dans la forêt où il a rendez-vous :

« Un vieillard tremblant était affairé sur une
curieuse machine
il tourna son visage vers moi
c’était Mallarmé
(…)
je m’avançai
“qu’est-ce que c’est que cette machine ?”
– C’est la machine à éjaculer des rimbauds »

Des nabots plutôt, à casquette rouge et poignard dans la main gauche — côté cœur. Des milliers, telle la Marabunta, qui dévalent, grouillent, les encerclent, lui et le vieil homme. Une seule échappatoire : le feu, l’autodafé, qui les brûle tous, y compris Mallarmé, tous sauf un, le vrai Rimbaud qui déclare avoir survécu grâce à son génie. Le narrateur lui crache alors sa haine avant de lui ouvrir les tripes : où se cache-t-elle donc cette poésie ? A quoi ressemble-t-elle ? Sous sa peau de mortelle, sous sa coquille d’esthétisme, sa prétendue beauté, se trouve… un ver, oui, vous avez bien lu, un ver ! Le narrateur n’en revient pas non plus : cette bête flasque qui creuse, grignote, dévore pourrait-elle être ce qui fait écrire… des vers ?! Pourrait-on attraper la poésie comme un « sale ténia », un virus ? Être habité par un hôte, un parasite qui se nourrit de vous, ronge vos entrailles avant de passer à quelqu’un d’autre ?
Une chose est sûre, avec Noël Tuot, on est loin des effets de manches d’un poète omniscient. Le ver s’enfuit sous ses yeux, lui échappe, comme un mot sur le bout de la langue, l’impossible quête de la sensation vraie, au moins a-t-il eu la chance d’entrevoir… la poésie !

« Pour moi, les mots c’est un langage qui a aussi ses pièges. », confie Joël-Claude Meffre, interviewé sur le Salon de la Poésie à l’occasion de la parution de Entre vents, racines et rocs, par les traverses du Mont Ventoux (la part des anges éditions). L’homme n’est pas où l’on pourrait l’attendre. Archéologue du paysage, il s’intéresse plus à « la main de l’homme » qu’à la nature elle-même ; poète, il s’ingénie à faire parler l’espace et le paysage dans une approche intérieure, un dépouillement inspiré par les voies du Tao, « cherche à trouver l’unité du monde par ce qui l’entoure ». Ainsi, les poèmes écrits au détour de ses promenades dans le Mont Ventoux en compagnie du photographe new-yorkais Leonard Sussman —photographe officiel de la ville de Milan — renvoient à des paysages intérieurs, touchent à l’universel :

« Du fond de la gorge, je distingue le ciel, bien antérieur à ce qui aurait chu de lui-même en bris successifs.

Je me tiens sous l’abri rocheux, m’établis, cherche l’assise du vrai voir. Ne trouve rien. Je scrute.
Le rocher est un récif sur le silence. Je me dis qu’il le sait. »

Les photos de Leonard Sussman font suite aux poèmes, somptueux noir et blanc traités en bichromie pour rendre l’ocre de la terre et des rocs aux noms délicieusement évocateurs : grande dentelle de Montmirail, dentelle Sarrazine, Beaumes-de-venise. En tournant les pages, les reflets un rien nacrés du papier donnent une profondeur incroyable aux clichés, on sentirait presque les rugosités de la pierre, tandis que les mots de Joël-Claude Mestre viennent résonner comme des échos. Et là, le paysage se transforme, tissu minéral, peaux rugueuses, ossements, il devient peu à peu abstraction, miroir.

Repousser les limites du mot et de l’image intéresse également Jéranium, l’auteur de Sens dessus dessous (MØtus), livre objet inspiré d’un art aussi vieux que l’illustration pour enfants : un dessin caché dans un autre. Sauf qu’il réalise aussi l’exploit graphique de faire naître un mot d’un autre, et l’on se demande qui de la poule ou de l’œuf — le mot ou l’image — a permis de créer un « autre à l’envers » ? Le livre conçu sous forme d’enveloppe provoque un double émerveillement quand, d’un demi tour de poignet, mots et images se transforment en même temps : recto devient verso, lune/trou, tableau/fenêtre, lion/zèbre, plume/feuille, banane/sourire (d’où avoir la banane !), le Pôle Nord en Pôle Sud, la racine se mue en branche, le livre en tente, etc., créant ainsi des associations très… poétiques !

Enfin, bouclons la boucle avec « le Rimbaud de la poésie polonaise », Bronislaw Kaminski alias Bruno Durocher (1916-1996), survivant de la Shoah, fondateur de la revue et des éditions Caractères, dont le premier recueil écrit en français, Chemin de couleur, fut publié en 1949 par Pierre Seghers. Déjà lauréat, notamment, du prix de l’Académie Française et du Prix Europe, lui sera remis à titre posthume le Prix de la Mémoire. La cérémonie se déroulera le 2 juillet prochain au Mémorial de la Shoah (Paris IVe), en présence de sa femme, Nicole Gdalia, poète et directrice des éditions Caractères.

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