Loi Avia : ça va mordre !
Tribune d’Henri Feng, Docteur en histoire de la philosophie
Le mercredi 13 mai 2020, la loi censée annihiler la « cyberhaine » – loi dite « Avia » –est passée en lecture définitive à l’Assemblée nationale. C’est, en effet, la députée Laetitia Avia qui est chargée d’assumer allègrement la totalité du texte, dont beaucoup d’éléments sont contestables eu égard à la liberté d’expression, un des piliers essentiels des démocraties modernes : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi », d’après l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Or, deux points contreviennent à ce principe : la législation à venir prescrit l’obligation pour les sites (d’information, en particulier) de retirer tout contenu « manifestement illicite », dixit le texte, et ce, 24 heures après un signalement, voire sous une heure. En outre, selon l’’article 2, ces plateformes devront offrir obligatoirement un moyen de notification « uniforme, directement accessible et facile d’utilisation ».
« C’est la députée Laetitia Avia qui est chargée d’assumer allègrement la totalité du texte, dont beaucoup d’éléments sont contestables eu égard à la liberté d’expression, un des piliers essentiels des démocraties modernes »
Autant de points qui ne font que renforcer l’ordre de l’omnipotence de la surveillance. Ou quand la transparence nourrit l’invisibilité à outrance… Mais pourquoi légiférer dans la mesure où toute plateforme fait déjà sa loi ? En l’occurrence, tout site a vocation à stocker les données de ses utilisateurs, de façon mal intentionnée ou pas. En réalité, la loi Avia n’est que la conséquence du fait que l’opinion publique ait tacitement accepté le partage permanent de ses data, avec ou sans contrainte. Pire encore puisqu’il convient de mettre davantage dans la main de chacun le pouvoir de nuire à autrui. Puisque, sur les réseaux sociaux, n’importe qui peut déjà signaler n’importe quoi, ceci signifiant ce qui ne lui plait pas. Et, ruse de la raison (technicienne) oblige, ce pouvoir n’arrête plus le pouvoir, qui plus est dans un vil processus de purification des esprits. Honneur est, ainsi, fait à la délation dans une cité qui s’est effacée au profit d’un chaos 2.0.
L’esprit de cette loi à venir s’était manifesté déjà lors des vœux présidentiels à la presse du 3 janvier 2018. À cette occasion, Emmanuel Macron avait mis à l’index les médias qualifiés d’alternatifs. Il avait introduit sciemment un nouveau clivage politique, un clivage plus dur que celui qu’il avait habilement imposé lors de sa campagne présidentielle de 2017, celui entre les progressistes et les conservateurs. Durant ce discours, le chef de l’État avait affirmé qu’il sévissait une « fascination illibérale » dans la société française. Puis, tout en s’adressant à des journalistes idéologiquement proches de l’ordre libéral-libertaire, il prononça, avec une grande assurance, les mots suivants : « Toutes les paroles ne se valent pas (…) La propagande illibérale adopte votre ton, parfois vos formats, elle emploie votre vocabulaire, parfois même, elle recrute parmi vous, parfois même financée par certaines démocraties illibérales que nous condamnons au quotidien ». En substance, Macron n’a de cesse de diviser pour mieux régner. Il entend même lutter contre le complotisme en usant d’un autre complotisme, et ce, en nourrissant un antagonisme géopolitique caricatural : entre l’Europe et la Russie.
« Emmanuel Macron avait mis à l’index les médias qualifiés d’alternatifs. Il avait introduit sciemment un nouveau clivage politique, un clivage plus dur que celui qu’il avait habilement imposé lors de sa campagne présidentielle de 2017, celui entre les progressistes et les conservateurs »
Deux points expliquent ce tournant quelque peu totalitaire. En premier lieu, les médias « mainstream » financés, dans l’ensemble, par les spéculateurs des dernières campagnes nationales, et de la présidentielle et des législatives de la Macronie (Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Patrick Drahi, notamment), s’inquiètent de la considérable perte de crédibilité, et ainsi de recettes publicitaires, à l’endroit de lecteurs, d’auditeurs et de téléspectateurs susceptibles de se tourner vers Russia Today, Radio Sputnik, ou encore TV Libertés dans une moindre mesure. En deuxième lieu, Macron, en continuant de semer ce clivage entre libéraux et illibéraux, a besoin de marginaliser, autant que possible, ceux qui n’ont pas voté pour lui en 2017, c’est-à-dire de tenter de criminaliser leurs opinions sous couvert de combat contre « la haine »…
Enfin, le candidat Macron n’aurait-il pas, en 2016-2017, bénéficié, de près ou de loin, d’algorithmes, à l’instar de ce qui est reproché à l’actuel Président américain Donald Trump? Cette hypothèse mérite, au moins, d’être exprimée. Parce que démonstration a été faite des liens forts entre l’ancien locataire de Bercy et les géants français des télécoms, dans Crépuscule de Juan Branco, entre autres. Par exemple, c’est en inaugurant, le 29 juin 2017, la Station F, un immense campus de startups conçu par Xavier Niel, que notre Obama blanc avait affirmé éhontément qu’« une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Et, à présent, résonne encore l’éclat de rire de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, lorsqu’il s’est agi de porter des masques contre la propagation du Covid-19, le 4 mars à l’antenne de France inter. Donc, que ce soit aujourd’hui ou demain, les startupers de l’Élysée sont sans limites, y compris dans la décence. Qu’elles sont bien belles ces opinions (néo)libérales ! Mais que dire des trolls macroniens, qui n’hésitent pas à empêcher l’expression de leurs adversaires sur internet ?
« Aucune loi ne devrait pouvoir effacer les passions tristes des hommes, et encore moins en se drapant dans sa vertu, parce qu’il est question finalement de légitimer ici la guerre des données, voire des fichiers compromettants ; ce qui finira par mal tourner…
En conclusion, aucune loi ne devrait pouvoir effacer les passions tristes des hommes, et encore moins en se drapant dans sa vertu, parce qu’il est question finalement de légitimer ici la guerre des données, voire des fichiers compromettants ; ce qui finira par mal tourner… De plus, pendant que se déroule ce combat asymétrique entre la cyberpolice de la pensée et l’internaute désespéré, l’hameçonnage, la traque et le fichage se poursuivront sur la Toile sans ambages, et en dépit du fait que la numérisation constitue le principal incubateur du meurtre et du propriétaire (celui de ses data) et du travailleur (ubérisé à souhait). Tel est donc le véritable visage du « nouveau monde » !… « Je crains le jour où la technologie surpassera nos interactions humaines. Le monde aura une génération d’idiots», avait annoncé Albert Einstein.
(capture d’écran du compte twitter de Laetitia Avia)