Robert Lepage : retour sur un été maudit avec les annulations de SLĀV et Kanata
Par Camille Descroix ( Depuis Montréal ) – Robert Lepage, célèbre metteur en scène québécois, est au coeur d’une controverse d’appropriation culturelle depuis le début du mois de juillet. Ses deux spectacles, SLĀV et Kanata, ont été annulés à la suite de critiques portées par les communautés noires et autochtones dénonçant un manque de diversité sur scène. Retour chronologique sur l’affaire Robert Lepage au coeur d’une polémique qui ébranle la liberté de création et d’expression au Québec.
Mise à jour le 3 août 2018
Le 26 juin, c’est le début des représentations pour le spectacle SLĀV, dans le cadre du 39e Festival International de Jazz de Montréal (FIJM). SLĀV est une pièce réalisée par Robert Lepage avec l’actrice Betti Bonifassi qui raconte, à travers des chants traditionnels provenant des années 1930, l’odyssée d’esclaves afro-américains arrachés au continent africain. Les représentations doivent avoir lieu jusqu’au 14 juillet au Théâtre du Nouveau Monde, à Montréal. Rapidement, la pièce fait l’objet de critiques et est accusée de faire de l’appropriation culturelle. Les opposants dénoncent un manque de diversité sur scène et notamment la non-embauche de chanteuses/comédiennes noires pour ce projet.
Le 29 juin, Betty Bonifassi, l’actrice principale du spectacle SLĀV, est victime d’une fracture à la cheville. Les représentations prévues les 29 et 30 juin sont annulées.
Le 4 juillet, le Festival International de Jazz annule la pièce SLĀV après une semaine de controverse. La veille au soir, le chanteur californien Moses Sumney annule sa participation au FIJM et organise un « contre-événement », pour protester contre SLĀV. «Récemment, j’ai été déçu d’apprendre que le Festival de jazz de Montréal réservait plusieurs soirées d’un spectacle appelé SLĀV, dans lequel un groupe composé majoritairement de blancs, et dirigé par un metteur en scène québécois blanc, chante des chants d’esclaves afro-américains, parfois déguisés en esclaves et cueilleurs de coton» dénonce-t-il dans un tweet.
Le 6 juillet, Robert Lepage s’exprime pour la première fois à travers un communiqué publié sur la page Facebook de sa compagnie Ex Machina. Il dénonce «l’affligeant discours d’intolérance» et parle d’un «coup porté à la liberté d’expression artistique».
Le 11 juillet, Le Devoir publie une interview de la metteure en scène et animatrice du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine, au sujet de sa nouvelle pièce Kanata, en collaboration avec Robert Lepage. Kanata, c’est une relecture « de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et autochtones ». Elle doit être présentée en décembre à Paris et en 2020 au Québec.
Le 14 juillet, chez nos confrères du Devoir, une lettre ouverte de la communauté autochtone est publiée contre le spectacle Kanata, en réponse aux propos tenus par Ariane Mnouchkine le 11 juillet, où une vingtaine de personnalités autochtones dénoncent l’absence de comédiens issus de leurs nations parmi les 34 artistes à l’affiche de la pièce.
Le 19 juillet, une rencontre se tient entre Robert Lepage, Ariane Mnouchkine et les auteurs de la lettre ouverture.
Ce jeudi 26 juillet, la compagnie Ex Machina, de Robert Lepage, publie un communiqué annonçant l’annulation du spectacle Kanata, pour des raisons financières. On apprendra, par la suite, que le Conseil des Arts avait refusé, bien avant la polémique, de subventionner ce spectacle parce qu’aucun collaborateur autochtone n’était indiqué au moment du dépôt du projet (source: Arrêt sur Images).
Le 27 juillet, Le théâtre du Soleil fait paraître un communiqué de presse où il est indiqué que « la troupe du Théâtre du Soleil et sa directrice ont décidé de prendre le temps indispensable pour réfléchir à la façon de répondre, avec les armes non-violentes de l’art théâtral, à cette tentative d’intimidation définitive des artistes de théâtre. » La polémique ne cesse d’enfler et de profondément bouleverser les enjeux culturels du Québec autour de la question de l’appropriation culturelle.
Lundi 30 juillet, Michel Nadeau, co-auteur de la pièce Kanata réagit à l’annulation du spectacle via un message publié sur sa page Facebook. Il dit comprendre “la colère légitime dont Kanata a fait les frais” mais y déplore un manque d’ouverture.
“Je trouve dommage, dans cette histoire, que les personnes de bonne volonté présentes à la réunion n’aient pu faire entendre leur point de vue aussi fort que ceux qui ne l’étaient pas. Je trouve dommage qu’on n’ait pas vu en nous, et toute l’équipe, des alliés, des artistes qui tentent de faire la lumière sur une situation tragique auprès de leur public respectif, au-delà de nos appartenances réciproques, ce qui est une des missions de l’art. Je trouve dommage qu’on ait fait de nous des « Blancs ».”
https://www.facebook.com/michel.nadeau.338/posts/2166357060101849
Le 1er août, c’est au tour d’Ariane Mnouchkine de réagir au micro de l’émission Médium Large sur Ici Radio-Canada Première. Elle évoque une “censure économique” qui les empêche financièrement de jouer la pièce (faisant référence au refus de subventionner Kanata par le Conseil des Arts du Canada). Elle parle aussi de réclamation illégitime lors de la rencontre organisée le 19 juillet : « La revendication à laquelle je ne pouvais pas accéder, c’était : « Nous voulons jouer dans votre spectacle sur votre scène à la place de certains de vos comédiens. » Évidemment, c’était impossible. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, le théâtre. »
Dans la foulée, Simon Brault, directeur du Conseil des Arts du Canada, a réagi aux propos d’Ariane Mnouchkine, en niant la notion de censure : « L’art soulève des débats, des discussions, et provoque parfois des controverses. Il faut les assumer ».
À suivre.
Pour aller plus loin :
Lire l’entretien avec Jérôme Blanchet-Gravel, essayiste québécois
Lire l’entretien avec Pakesso Mukash, artiste autochtone
( crédit photo – Robert Lepage – @Jocelyn Michel )