« Les Fleurs Bleues » : Andrzej Wajda, l’art contre la dictature
De Florence Yeremian – Le dernier film d’Andrzej Wajda (mort le 9 octobre 2016) est un hommage amer au peintre polonais Wladyslaw Strzeminski. Prenant place dans les années 50, il nous invite à suivre la chute de cet artiste avant-gardiste qui refusa de se conformer à l’idéologie castratrice du régime stalinien.
À travers les quatre dernières années de la vie de Strzeminski, Andrzej Wajda dresse le portrait d’un homme intègre brisé graduellement par l’autorité soviétique. Prêt à tout sacrifier pour demeurer fidèle à ses convictions, Strzeminski prêche pour la liberté artistique et ne conçoit pas que sa peinture soit réduite à un instrument de propagande du Parti. Ouvertement opposé à la Soviétisation de la Pologne et à l’esthétique du réalisme socialiste, il va petit à petit perdre son emploi, être interdit d’exposition et finir sa vie dans une misère extrême.
En mettant en scène la figure de cet artiste martyr, Andrzej Wajda dénonce ouvertement les dérives des régimes totalitaires et précisément celles du stalinisme (lire la chronique sur Katyn). Afin d’incarner les aspirations de ce peintre résistant, il a fait appel au comédien Boguslaw Linda : d’une gestuelle noble et minimaliste, cet excellent acteur polonais parvient à exprimer toute la détresse intellectuelle et physique de Strzeminski. À la fois pudique et spirituel, il confère à son personnage une force tranquille que l’on perçoit via la profondeur de son regard et la lourdeur de ses membres estropiés.
Parmi la troupe d’étudiants qui entourent dévotement ce grand maître de la peinture se distingue essentiellement la charmante Hania (Zofia Wichlacz) caractérisée par ses yeux d’ange amoureux et sa fraîcheur juvénile. Celle que l’on remarque cependant le plus dans cette triste fresque cinématographique demeure Bronislawa Zamachowska qui joue le rôle de Nika, la fille unique de Strzeminski : adolescente au visage grave, cette toute jeune actrice possède à la fois la candeur d’une fillette et la maturité d’une femme prête à accepter son douloureux destin. Par le biais de sa présence, le réalisateur fait de nombreuses allusions à la mère de Nika, Katarzyna Kobro, qui fut de son côté une grande figure de la sculpture polonaise.
Avec ce film testament, Andrzej Wajda interroge une nouvelle fois la politique de sa Pologne natale et confronte intelligemment l’art à la dictature. Le destin brisé de Strzeminski nous montre à quel point un pouvoir totalitaire nuit et annihile la créativité humaine. Vivre au sein d’un régime oppressif est dur pour chacun mais particulièrement pour un artiste car la création pure ne se contrôle pas : c’est une vérité intrinsèque, un ressenti, une projection émotionnelle qui n’admet pas le mensonge et ne peut jaillir d’aucun ordre. Voilà pourquoi Wladyslaw Strzeminski n’a jamais voulu se soumettre aux Soviets : son art ne pouvait qu’être honnête ou ne pas être du tout. Quitte à disparaître, il a justement préféré mourrir en demeurant fidèle à sa vision du monde, parfaitement conscient que le Parti ne lui laissait aucune autre alternative que la soumission ou la mort…
« Les Fleurs Bleues » ? Une oeuvre lucide et oppressante qui nous donne le sentiment d’être pris au piège entre un lourd marteau et une faucille… Dommage que le réalisateur ne se soit pas d’avantage attardé sur les toiles de Strzeminski : cela aurait permis au public français de découvrir l’œuvre picturale d’un grand artiste qui fut de surcroit le créateur du premier Musée d’Art Moderne de la Pologne.
Les Fleurs Bleues
(Afterimage – Powidoki)Un film de Andrzej WajdaAvec Boguslaw Linda, Bronislawa Zamachowska, Zofia Wichlacz, Aleksandra Justa, Krzysztof Pieczynski, Mariusz Bonaszewski, Szymon BobrowskiPologne – 2016 – 1h35Sortie nationale : le 22 février 2017
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