Bettina Rheims / Daido Moriyama : l’œil des photographes

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Par Virginie Lérot – L’hiver parisien est faste en expositions photographiques de qualité. Parmi elles, deux manifestations célèbrent des artistes contemporains pareillement incontournables, quoique fort différents dans leurs quêtes et leurs réalisations : Bettina Rheims et Daido Moriyama. De quoi s’immerger dans deux univers esthétiques des plus captivants, selon l’humeur, selon les goûts.

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L’art troublant
de Bettina Rheims
Inutile de présenter Bettina Rheims. Ses clichés sont connus de tous, ils nous accompagnent depuis les années 1980, hantent notre imaginaire, surgissent au détour d’un magazine. L’artiste a publié un grand nombre d’ouvrages, seule ou en collaboration (pensons au magnifique Rose, c’est Paris, conçu avec Serge Bramly), et exposé partout dans le monde. Et l’on peut dire que son éblouissante réussite n’est pas usurpée.

La Maison européenne de la Photographie avait accueilli en 1990 la série Modern Lovers, réflexion visionnaire sur l’androgynie ; en 2000, elle prêtait ses murs à la controversée série I.N.R.I., extraordinaire relecture du sacré biblique. Aujourd’hui, elle rend hommage, en 180 photos, au travail souvent pionnier et toujours essentiel – au sens premier – de Bettina Rheims.

Le mystère de l’identité
Le visiteur est d’abord convié à une sorte de mise en condition visuelle et mentale pour pénétrer l’univers de la photographe. Face aux tirages de très grand format, qui seuls peuvent rendre justice au travail de l’artiste, on comprend d’emblée que l’identité, la féminité aussi – seul Mickey Rourke représente la part mâle de l’humanité dans ce premier espace – sont depuis l’origine au cœur de la recherche de Bettina Rheims. Elle scrute, dévoile, perce l’enveloppe corporelle et le visage pour montrer ce qui ne saurait se traduire en mots. Une intimité qui affleure dans les regards, les attitudes. La beauté n’est que la porte d’entrée vers cette dimension ô combien évanescente. On rencontre aussi, dans un recoin, les premiers clichés, au tout début des années 1980, en noir et blanc, qui, questionnant le corps autant que l’âme, firent connaître la jeune photographe.

Sublime équivoque
Car si elle est une portraitiste hors pair, Bettina Rheims sait aussi magnifier les corps (féminins surtout), les explorer comme des territoires infinis, changer en lieu inédit ce que l’on pourrait croire connu, rebattu, familier. Son œil saisit l’altérité émouvante et le mystère inquiétant des êtres, comme dans la série Pourquoi m’as-tu abandonnée ? (1994-2002). Parfois, on flirte avec la pornographie, le fétichisme et le voyeurisme (notamment avec les séries Chambre close, en 1991-1993, et The Book of Olga, en 2006). D’autres fois, l’interrogation sur le corps devient interrogation sur le genre. Homme ou femme ? L’un et l’autre, l’un ou l’autre. Abordée dès 1989-1990 avec Modern Lovers, la réflexion sur l’identité sexuelle et le genre demeure au centre de la démarche de Bettina Rheims, comme le montrent les séries Espionnes (1991-1992), Kim (1991) et Gender Studies (2011), rapprochées au sein d’un même espace. Ne pas savoir, ne pas juger au premier coup d’œil, et jouir du trouble causé par la perte des repères, voilà ce que suggèrent ces clichés.

Des visages, des histoires
La dernière partie de l’exposition, perchée au troisième niveau de la Maison européenne de la Photographie, se partage en trois univers. Dans le premier, on admire des portraits de célébrités, notamment ceux de la série Héroïnes (2005), qui, par un traitement magistral des formes, couleurs et de la mise en scène, transforment en sculptures humaines Dita von Teese, Milla Jovovich, Tilda Swinton et plusieurs autres femmes. On découvre aussi les photographies de détenues de prisons françaises, qui font l’objet de la dernière série en date réalisée par l’artiste. Mis en regard de stars de la musique pop des années 2000, leurs visages content des histoires uniques.
Changement radical de ton ensuite : la mort et sa fascination s’invitent à travers une série de clichés d’animaux empaillés (Animal, 1982-1985). Moins connue peut-être, cette facette du travail de Bettina Rheims est pourtant parfaitement cohérente avec l’ensemble de son œuvre. La présentation finale de tirages issus de la série I.N.R.I (1997), qui avait tant fait couler d’encre, souligne cette continuité en réunissant peu ou prou tous les thèmes explorés en près de 40 ans de carrière : la vie et la mort, la femme, le corps, la douleur, l’érotisme, le sacré, la provocation et la spiritualité. Comment résister à la puissance de l’extraordinaire triptyque Crucifixion I, II, III , qui invoque le souvenir du Christ crucifié de Velázquez, au fatal Festin d’Hérode II ou à la vénéneuse Mater Dolorosa ? Nourris d’une tradition picturale maîtrisée, réinventant la mythologie chrétienne, ils attirent et captivent. Irradiant leur lumière noire, ils laissent le visiteur K.-O.

À travers l’objectif de Daido Moriyama
Figure clé de la photographie japonaise contemporaine, Daido Moriyama (né en 1938) avait déjà été invité à exposer son travail à la Fondation Cartier pour l’art contemporain en 2003. Il s’agissait alors de présenter son œuvre en noir et blanc. Aujourd’hui, c’est au contraire la couleur qui est à l’honneur dans la vaste salle d’exposition vitrée de l’édifice du boulevard Raspail, inondée de lumière comme pour mieux mettre en valeur les œuvres sélectionnées pour l’occasion.

Le parti pris des choses
Quatre-vingt-six tirages chromogènes monumentaux de la série Tokyo Color (2008-2015), voilà ce qui attend le visiteur. Superbement disposés sur des panneaux qui créent un dédale où l’on déambule librement, ces photographies montrent le Tokyo de l’artiste, celui qu’il rencontre au hasard de ses errances diurnes ou nocturnes
Clichés instantanés, pris sous le coup d’une impulsion, clichés exemplaires pourtant d’un œil toujours aiguisé qui repère au sein du décor le plus trivial l’élément insolite, surprenant, l’objet propre à susciter la réflexion ou la rêverie, la géométrie impensée ou les effets d’écho inattendus. Loin des règles académiques et des modes, Daido Moriyama fait de la photographie un moyen d’expression personnel, et de l’appareil un prolongement de son corps et de son esprit.
C’est donc le portrait en mosaïque de Tokyo, et plus particulièrement du quartier de Shinjuku, ville dans la ville, à la fois sordide et dynamique, insaisissable dans sa géographie comme dans son essence, dont l’artiste dit qu’il est une « boîte de Pandore débordant de mythes contemporains », qui se compose peu à peu sous nos yeux. Tout ce qui constitue cet univers urbain est saisi sur le vif : affiches défraîchies à moitié décollées, passants plus ou moins égarés dans leurs pensées, vitrines aguicheuses et miroitantes, tuyaux aux formes fantastiques, rues bizarrement vides, reflets où se glissent des silhouettes fantomatiques, parfois même celle du photographe. Il y a autant de beauté dans une baignoire rosée emplie d’eau violette que dans le visage d’une femme aux yeux humides, autant de vérité dans un oiseau posé sur un fil électrique que dans la vision nocturne et fluorescente d’une rue tokyoïte. Les rapprochements effectués entre les différentes images pour les besoins de la scénographie font dialoguer les couleurs, les textures, les matières, et contribuent à accroître le sentiment d’un réel étrangement abstrait, infusé de solitude et de mélancolie. Le visiteur est ainsi happé dans une dimension à la fois onirique et hypnotique. Le Tokyo tiré à quatre épingles, moderne, séduisant de notre imaginaire est mêlé à son alter ego méconnu, peuplé de sans-abri, de mégots, de tags et de façades lépreuses.

À vue de chien
Créant un heureux pendant à cette effusion colorée, le slide show intitulé Dog and Mesh Tights, conçu spécialement par l’artiste pour cette exposition, rassemble 291 photographies en noir et blanc, prises entre 2014 et 2015, dans un diaporama de 25 minutes présenté sur quatre écrans géants, dans une salle obscure. Soyez prévenus : c’est un rapt qui se produit là.
Enveloppé des sons de la ville, des villes plutôt – l’artiste a pour cette série parcouru les rues de Tokyo, Hong Kong, Taipei, Arles, Houston et Los Angeles – inclus dans une musique de Toshihiro Oshima, le visiteur-spectateur est saisi par la gravité sereine de ce regard qui entend reproduire « le monde tel que vu par un chien ». Cette référence au chien n’est pas nouvelle chez l’artiste qui, en 1984, avait publié une autobiographie intitulée Places in my Memory: Memories of a Dog.
Cette sorte d’objectivité recherchée permet de mieux saisir ce qui passe généralement inaperçu dans le flot et l’agitation de la vie urbaine, de mieux percevoir aussi les relations des individus à leur environnement. C’est un journal photographique, et plus encore. Le réel le plus banal retrouve consistance, profondeur, l’objet le plus humble (un vieux poste de télévision, une publicité racornie, des bouteilles vides, un dérouleur de Scotch) est tiré de l’indifférence où nous le reléguons d’ordinaire pour s’affirmer dans une épiphanie photographique comme une œuvre d’art inédite et fragile. Cette création touchante et envoûtante qu’on pourrait (voudrait) visionner ad vitam æternam offre une salutaire échappée poétique loin de nos existences erratiques.

L’intime et le réel
Photographies couleur et noir et blanc se complètent ainsi, conformément à la vision développée par l’artiste : « Le noir et blanc exprime mon monde intérieur, les émotions et les sensations que j’ai quotidiennement quand je marche sans but dans les rues de Tokyo ou d’autres villes. La couleur exprime ce que je rencontre, sans aucun filtre, et j’aime saisir cet instant pour ce qu’il représente pour moi. »
Deux regards sur le monde à découvrir au plus vite.

Bettina Rheims
Jusqu’au 27 mars
Maison européenne de la Photographie
5-7 rue de Fourcy, 75004 Paris

Daido Moriyama ‒ Daido Tokyo
Jusqu’au 5 juin
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 boulevard Raspail,
75014 Paris

(Crédit photo Bettina Rheims, Breakfast with Monica Bellucci, Paris, novembre 1995)

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