Alban Kakulya : Super Cholitas, catcheuses en Bolivie

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Par Julia Hountou – Le photographe Alban Kakulya a profité d’un reportage en Bolivie en compagnie d’un journaliste pour saisir spontanément les combats des catcheuses Cholitas à La Paz. Le grain et la lumière confèrent à ce spectacle aussi folklorique que touristique des allures légendaires.

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Les aléas du voyage l’obligent en effet à utiliser pour un temps un appareil compact. Ainsi équipé, il se rend dans un gymnase de la ville d’El Alto, à une demi-heure du centre de la capitale bolivienne, à 4190 mètres d’altitude, un dimanche, pour assister à leur lucha libre.

A travers sa série, Alban Kakulya nous fait pénétrer dans les coulisses du spectacle. Animé par une vision très personnelle, il s’attache à dépeindre ses rencontres avec les cholitas, avant, pendant et après les représentations. Déambulant dans les vestiaires, les salles d’entraînement puis autour du ring, il rend pleinement compte de cet univers théâtral. Il y capte les élans d’amitié et les cocasses moments de fierté. Sa réussite consiste précisément à embrasser l’atmosphère de ces lieux singuliers dans leur totalité, soulignant le contraste entre le dénuement des locaux et l’ostentation des costumes chamarrés, auxquels s’ajoutent des détails révélateurs de la mise en scène – l’essayage des tenues ou le rituel du maquillage avant l’entrée sur le ring -, sans oublier les indispensables compléments que sont les masques, les chapeaux (un borsalino orné de délicats bijoux posé sur un mur de briques brut…) révélateurs de la transformation physique des cholitas et des catcheurs, prêts à susciter rire et émotion.

Ces « acteurs » posent de plain-pied, devant des décors de fortune faits de bric et de broc, un mur vétuste ou une toile de chapiteau jaune vif rehaussée d’étoiles. Ils se mettent volontairement en scène, dignes, bras croisés, bien campés sur leurs jambes ou jouant à prendre la pose, l’air cabotin. « C’est donc le corps du catcheur qui est la première clé du combat. (…) Les catcheurs ont donc un physique aussi péremptoire que les personnages de la comédie italienne, qui affichent par avance, dans leur costume et leurs attitudes, le contenu futur de leur rôle. »1 Coiffées de longues tresses et de petits borsalinos portés légèrement de biais, les cholitas quant à elles arborent fièrement leur tenue traditionnelle, leur jupe bouffante froncée à la taille superposée à de nombreux jupons aux tissus chatoyants et leurs châles brodés de fils or ou argent. Elles rivalisent de bijoux : boucles d’oreilles en pendentif doré ou encore broches ornant leur châle et leur chapeau. Leurs ballerines sont choisies avec soin, dans le souci de la concordance des couleurs.

Pour dévoiler sa série, Alban Kakulya privilégie le format carré qui renvoie au ring, espace délimité par les cordes tendues. Cette aire ne constitue qu’un enfermement métaphorique au sein de barrières de pure convention. Une fois sur cette estrade close, le corps des cholitas se trouve inséré dans un système régi par les lois du sport, pris dans le déchaînement d’un simulacre de combat. Ainsi conditionné, il se plie aux règles de la pantalonnade. La structure spécifique du ring, espace codé, suscite une formidable chanson de geste où alternent grimaces, acrobaties et autres pitreries.

Le photographe nous plonge ainsi au cœur de la mascarade, favorisant parfois le flou pour restituer l’atmosphère étourdissante, la densité du brouhaha, l’hilarité générale, les lumières criardes et les annonces musicales tonitruantes, autant de composants de la bouffonnerie ambiante. Au début du spectacle, des catcheurs s’affrontent. Véritables stars de la parade, les cholitas n’arrivent qu’à la fin, dans leurs robes éclatantes. Ainsi accoutrées, elles hurlent, donnent des claques et réalisent des pirouettes fracassantes. « La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques. »2 Chaque séance s’appuie sur une dramaturgie bien réglée, une chorégraphie élaborée en amont. Simulés, les pugilats s’apparentent davantage à une représentation très physique qu’à de réels affrontements. Le secret de l’illusion est rendu grâce à une bonne collaboration et beaucoup de « cinéma », à la manière des acteurs ou des cascadeurs. Même si le combat est dicté d’avance, les catcheurs communiquent discrètement entre eux pour déterminer les enchaînements de prises. Comme au théâtre, chaque lutteur incarne un personnage avec sa psychologie, ses propres forces et faiblesses. Sur un cliché, une cholita grimaçante feint de se faire arracher le bras. « Ce qui est ainsi livré au public, c’est le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, et de la Justice. Le catch présente la douleur de l’homme avec toute l’amplification des masques tragiques : le catcheur qui souffre sous l’effet d’une prise réputée cruelle (un bras tordu, une jambe coincée) offre la figure excessive de la Souffrance ; comme une Pietà primitive3, il laisse regarder son visage exagérément déformé par une affliction intolérable. »

En saisissant également le public, Alban Kakulya révèle que ces joutes hautes en couleur, tapageuses, voire kitsch, sont devenues une attraction touristique à part entière. Bénéficiant des meilleures places, séparés de la population locale par de petites barrières, les visiteurs étrangers se prêtent au jeu en arborant des masques de lutteurs. « Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. »4 A l’arrière-plan, dans une ambiance joyeuse et complice, les autochtones protestent ou soutiennent les femmes pour leurs prouesses, leur courage et leur force. « Il s’agit donc d’une véritable Comédie Humaine, où les nuances les plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du «paiement») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu’aux confins de la salle. On comprend qu’à ce degré, il n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre. »5

ALBAN KAKULYA
Photographe – Super Cholitas – Catcheuses en Bolivie, novembre 2010
Crédit Photos : Alban Kakulya

1 – Roland Barthes, « Le monde où l’on catche », Mythologies, Paris, Seuil, 2010, (1ère éd : 1957), pp. 13-18.
2 – Roland Barthes, « Le monde où l’on catche », op. cit., pp.13-18.
3 – Ibid., pp.13-18.
4 – Ibid., pp.13-18.
5 – Ibid., pp.13-18.

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