Stuart Nadler, pourquoi avoir choisi le genre de la nouvelle pour « Le livre de la vie» ? Etait-il selon vous le plus adapté pour traiter en profondeur des grands thèmes abordés dans votre livre ?
J’ai commencé à écrire les nouvelles de ce qui deviendrait par la suite «Le Livre de la vie» quand j’étais étudiant à l’université de l’Iowa. Avant cela, j’avais passé dix ans à New York et écrit plusieurs textes, avant tout pour essayer de comprendre quel écrivain je voulais devenir, mais aussi dans l’espoir de trouver quelqu’un qui accepterait de les lire et de me donner son avis. Mon inscription à l’université de l’Iowa est la meilleure chose qui me soit arrivée ; j’y ai passé deux ans dans un studio minuscule et n’ai rien fait qu’écrire. Cela a également été l’occasion de côtoyer de brillants écrivains tels que Marilynne Robinson, Ethan Canin et James Alan McPherson. À cette époque, j’étais déjà littéralement tombé amoureux du genre littéraire qu’est la nouvelle, et j’en ai écrit des dizaines pendant le temps qu’a duré mon séjour. Je ne l’ai pas fait dans un but précis, en réfléchissant en amont à un possible recueil qui les réunirait toutes, et en y repensant je crois que c’était une bonne chose. Les recueils que j’aime lire sont toujours, d’une certaine manière, le simple reflet des préoccupations d’un écrivain, et c’est bien ce qu’est Le Livre de la vie. À cette époque, je m’intéressais beaucoup à l’identité religieuse et au conflit générationnel qui oppose la tradition à la modernité. J’étais, et suis toujours, fasciné par la famille et par les questions de la fidélité et du péché. De ce point de vue-là, les sept nouvelles réunies dans le livre sont celles qui y répondaient le mieux.
Diriez-vous que ces nouvelles ont un objectif initiatique pour chacun des personnages masculins dans le sens où ils apprennent ou comprennent quelque chose à la fin ?
D’une certaine manière, je crois que tous mes personnages sont aux prises avec leur culpabilité et se débattent pour savoir quelle vie ils veulent mener. C’est un thème qui m’intéressait particulièrement au moment où j’ai écrit ces nouvelles et les deux romans qui ont suivi. J’essaye toujours de mettre en scène des personnages comme s’ils étaient saisis sur le vif à un moment charnière de leur existence, lorsque leur vie tout entière semble dérailler – un homme qui commence à tromper sa femme, un autre qui voit son mariage battre de l’aile. L’intérêt pour moi, évidemment, est de réfléchir à la façon dont ces personnages font face à leurs propres failles, leurs échecs et leurs erreurs. Quels compromis sommes-nous prêts à faire pour vivre une vie « convenable » ? Je parle d’hommes et de femmes complexes, face à des situations complexes, qui doivent gérer des blessures et des peines qu’ils se sont plus ou moins auto-infligées. C’est une des choses de la vie qui me fascine, à titre personnel et en tant qu’écrivain.
« Les recueils que j’aime lire sont toujours, d’une certaine manière, le simple reflet des préoccupations d’un écrivain,
et c’est bien ce qu’est Le Livre de la vie »
Quelle est l’importance de la communauté juive dans laquelle évolue les personnages, Comment cela influet-t-il sur leurs trajectoires et leurs tourments ? Ces nouvelles auraient pu-t-elles être écrites sans cette dimension religieuse ?
L’influence de la foi et de la culture sur un individu est l’un des tous premiers thèmes auxquels je me suis intéressé quand j’ai commencé à écrire ces nouvelles. J’avais envie de me pencher sur la religion et sur le conflit qui oppose modernité et tradition quand on parle de foi véritable. J’ai grandi à côté de Boston, dans une société moderne et totalement laïque. Comme la plupart de mes personnages, et comme la plupart des gens aux côtés de qui j’ai grandi, je ne suis pas du tout pratiquant. Il est intéressant de souligner qu’il y avait, dans la petite ville où j’habitais, deux églises catholiques, une église luthérienne, une église baptiste, une église de la Science chrétienne, une église presbytérienne, une paroisse pour les congrégationalistes et une autre pour les épiscopaliens, une église unitarienne, deux synagogues, ainsi qu’un lieu de culte dédié à Jésus pour les Juifs. Et j’en oublie certainement, tout cela pour une ville d’à peine 30 000 habitants… Cet environnement explique en grande partie pourquoi j’ai toujours été fasciné par le poids de la religion et le conflit entre foi et culture. Il n’est donc pas surprenant que j’aie spontanément abordé ces questions-là quand j’ai commencé à écrire. Comment l’assimilation de plusieurs générations redéfinit-elle l’identité religieuse de quelqu’un ? Pourquoi certaines personnes non pratiquantes commencent-elles à réfléchir en termes religieux quand elles doivent traverser une épreuve ? Dans la nouvelle Hiver en dents de scie, le conflit est générationnel et oppose un homme non pratiquant à son fils, qui l’est beaucoup plus. Dans Plus que béni, c’est un vieux rabbin qui se retrouve face à son petit-fils. Ces nouvelles-là sont inspirées par les conversations, les conflits et les gens autour de qui j’ai grandi à Boston, et sur lesquels il me paraissait naturel d’écrire.
Chaque personnage est aux prises avec une psychologie complexe par laquelle il se retrouve piégé dans une situation familiale, amoureuse et affective. Comment avez-vous élaboré la psychologie de ces personnages tout en prenant soin de dresser autour d’eux une situation critique dans laquelle ils perdent pieds?
Je ne vois pas vraiment mes personnages comme « prisonniers » de quelque chose, mais plutôt comme des hommes et des femmes qui luttent. Qui doivent résister à la tentation, à l’aliénation familiale ou à l’addiction, qui doivent faire face à une relation de couple qui bat de l’aile. Tous pensent avoir trouvé une façon de s’en sortir, ou du moins le croient-ils.
Où avez-vous puisé la variété de ces histoires ?
Je mentirais si je disais que j’avais en tête une idée précise de ce que serait ce recueil avant de l’écrire. Ce n’est pas du tout le cas ; à l’époque, j’essayais simplement d’écrire des nouvelles, des histoires. Le recueil a pris forme au fil des années, après de nombreuses ébauches non abouties, au moment où j’ai quitté Brooklyn pour l’Iowa, puis pour le Wisconsin, avant de rentrer chez moi à Boston. Certains passages de ces nouvelles ont été rédigés en Pennsylvanie et dans le Tennessee, et j’ai écrit les deux premières pages de Hiver en dents de scie chez ma belle-mère en Virginie, la veille de Noël, alors que toute la maison dormait encore. Quant aux dialogues de Droit de visite, je les ai en grande partie écrits sur des petits bouts de papier dans ma voiture, garée sur le parking d’un club de gym. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais. J’essayais juste d’écrire.
Y-a-t-il une cohérence dans votre nouveau roman « Un été à Bluepoint» avec celui-ci ? Ou les deux sont très distincts ?
Pendant les premiers mois d’écriture de ce livre, je pensais écrire un roman contemporain, qui se déroulait de nos jours, et c’est seulement lorsque j’ai commencé à creuser davantage, en me demandant qui étaient vraiment ces personnages que j’avais imaginés, que je me suis retrouvé à écrire la première partie du livre qui se passe dans les années 50. Au début, je n’avais nullement l’intention de m’attacher au portrait d’une certaine Amérique, même si l’idée d’écrire un roman social commençait à germer en moi, suite à l’élection de Barack Obama et à la crise économique qui engendrait tant de terribles conséquences. J’ai alors commencé à réfléchir au rôle que pouvait remplir la littérature dans un tel contexte. Je me suis demandé si j’accomplissais véritablement quelque chose en restant seul dans mon studio à écrire ce roman, et si celui-ci pouvait apporter quelque chose à la société. Cette question, et mon incapacité à y répondre, m’ont beaucoup préoccupé et sont finalement devenus une source de motivation.
Dans ce premier roman « Un été à Blue Point» , et comme cela a été le cas dans votre recueil de nouvelle « le livre de la vie», on vous sent très attaché à la relation père/fils. A quoi cela est-il du ? Qu’aimez-vous explorer dans ce rapport en tant qu’écrivain ?
Je suis fasciné par la famille en général, plus que par la relation père-fils en particulier. C’est le principal thème, je crois, autour duquel s’articule véritablement tout mon travail d’écrivain – ce que l’on attend de sa famille et les déceptions qui en découlent parfois, ce qu’implique vraiment l’amour inconditionnel, ou encore l’aliénation familiale dans ce qu’elle a de concret. Nous grandissons tous dans une famille que nous n’avons pas choisie, et ceux qui se marient poursuivent leur vie aux côtés d’une autre famille que, pour le coup, ils sont libres de choisir. De la même façon, on se fait des amis et on s’éloigne de certains d’entre eux, on se lie à d’autres familles que la sienne puis on s’en écarte au fil des années. Cette simple idée m’inspire énormément. De plus, j’ai toujours voulu écrire un livre qui retracerait la vie entière d’un personnage. La toute première chose que j’ai écrite pour ce qui deviendrait Un été à Bluepoint est une scène dans laquelle Hilly aperçoit son père qui marche dans une rue de Washington ; il le suit sur plusieurs pâtés de maisons, puis dans un bar où son père, tel que je l’avais initialement imaginé, le rejette et lui demande de le laisser tranquille à l’avenir. Je suis resté bloqué avec cette scène pendant un long moment, sans pouvoir continuer. Le conflit entre le père et le fils m’intéressait énormément. Et j’avais beaucoup de questions en suspens, auxquelles il me fallait répondre : Qui étaient ces gens ? Pourquoi étaient-ils si distants ? Pour quelle raison se trouvaient-ils à Washington ? Je savais déjà à ce stade qu’ils étaient riches, du moins le père. Cette scène est restée dans la version finale du livre, sauf que c’est Savannah qui se trouve face à Hilly et non son père Arthur. Tout le reste – les avions, la maison au bord de l’eau – a découlé de cette idée de départ. Le livre commence en 1947, une année que j’ai choisie délibérément puisque c’est à cette date que des joueurs noirs ont pu, pour la première fois, intégrer la ligue nationale de base-ball. À partir du moment où ce point de départ était établi, tout le tissu social qui sous-tend l’histoire de ce roman et le monde privilégié dans lequel évoluent mes personnages me sont venus comme une évidence. Quant à mon envie d’aborder le thème de l’amour entre deux adolescents, il m’a suffi de travailler à rebours dès lors que j’avais décidé que c’était Savannah que Hilly suivait, et non son père.
Vous avez une maîtrise parfaite de la psychologie des personnages dans leurs tourments et leur rapports humains. Où puisez-vous votre inspiration ? Êtes-vous à ce point observateur ?
Instinctivement, j’aurais envie de répondre oui, bien sûr. Je fais toujours attention à l’environnement et aux gens qui m’entourent, j’observe beaucoup, et j’en tire une grande partie de mon inspiration. Mais il faut bien avouer que je reste seul la plupart du temps, à travailler dans mon appartement… Alors, j’imagine ! Je suis devenu écrivain car j’ai grandi dans une famille bruyante et très animée, indisciplinée et pleine d’humour, qui débordait d’angoisses et d’amour et d’histoires formidables. Si je connais quoi que ce soit en psychologie, je l’ai appris à la maison, entouré de ma famille – même si mon ancien thérapeute désapprouverait certainement ce que je viens de dire… !
Entre votre recueil de nouvelles et ce premier roman, l’élaboration des ces différentes psychologies vous a-t-elle paru plus difficile sur un format court ou plus long ?
Ces deux genres littéraires sont aussi difficiles l’un que l’autre ! Sérieusement. Plus les années passent, et plus je trouve qu’écrire est difficile. Le travail vous rend plus humble. Les livres formidables qu’écrivent d’autres écrivains aussi. L’ambition d’un roman, l’attention et le temps qu’il demande… ce n’est pas tenable ! Mais réussir à maîtriser la concision de la nouvelle et à écrire une quinzaine de pages pour que s’en dégage une sorte de beauté captivante dès la première ligne, cela tient tout autant du miracle ! Certains jours, quand je suis chez moi et que je vois mes livres dans ma bibliothèque, j’ai du mal à croire que j’ai réussi à en terminer un seul. Pourtant, bien sûr, une partie de moi merveilleusement désespérée reste fascinée par l’intemporalité et la futilité d’écrire un bon livre dont les gens se souviendront longtemps. C’est pourquoi je continue à écrire.
Le livre de la vie de Stuart Nadler
Nouvelles – 288 pages – 22 €
Collection les Grandes traductions
Editions Albin Michel
Un été à Blue Point de Stuart Nadler
Roman – 432 pages – 22,90 €
Collection Terres d’Amérique
Editions Albin Michel
( Copyright Photo : Jean-Luc Bertini )
> Le site officiel de Stuart Nadler
Lire aussi :
Benjamin Lacombe et Marie-Antoinette : le magnifique mariage d’une reine et d’un orfèvre
Plantu : « Les dessinateurs de presse sont en première ligne sur de nombreux sujets «
Jean-Michel Carré : un documentaire passionnant au coeur de l’Histoire de la Chine
Henri Loevenbruck : » La magie du livre, c’est qu’il est intemporel et transfrontalier «
Jonathan Dee : « L’illusion est coûteuse pour ceux qui y croient «
Donald Ray Pollock : l’écrivain qui propose une autre idée de l’Amérique
Pierre Michon : » La littérature a aidé l’homme à devenir plus humain »