Jonathan Dee - Photo de presse ( Mathieu Bourgois)

Jonathan Dee : « L’illusion est coûteuse pour ceux qui y croient « 

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Par Nicolas Vidal – bscnews.fr / Après son roman « Les privilèges » paru en France en 2011, Jonathan Dee, écrivain américain et également journaliste pour le New York Times Magazine et le Harper’s, revient cette fois avec un roman en poupées russes dans lequel il se plaît à perdre le lecteur dans les méandres de deux personnages que tout semble opposer. La construction de ce texte est aussi solide que le sont tous les alibis pour dépeindre un monde de la publicité englué dans un formalisme et une rigeur qui sera bouleversé par le génie d’un seul homme. Tout ne serait pas complètement ficelé sans une histoire d’amour qui ensorcele à elle seule, le texte, la trame et le lecteur. Nous avons rencontré Jonathan Dee pour connaître le secret de l’illusion.

propos recueillis par

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Pourquoi avoir choisi une citation d’Horace en préambule ? Avez-vous voulu donner une clé à vos lecteurs ?
La citation semblait aller de soi avec l’histoire: ce « vieil amour » qui revient est bien entendu Molly, mais aussi cet amour de l’art, et cette passion démodée, sans cynisme ni ironie, une indémodable sensation de connexion au vécu. J’aurai utilisé cette citation même si elle avait été de Michel Houellebecq, mais le fait qu’elle vienne de l’Antiquité est un plus.

Ce chassé-croisé narratif vous a-t-il paru la meilleure façon de bâtir votre récit autour de Molly et de John ?
Oui. Typiquement, ce récit croisé implique que les deux personnages centraux se réuniront à la fin. Je pensais que c’était une variation agréable d’avoir à répondre non à la fin, mais à mi-parcours – trouver les uns les autres, et puis perdre l’autre, mais leur histoire respective continue.

Les passages d’un personnage à l’autre se font tout au long du roman à l’aide de simples paragraphes. Cette forme minimaliste était-elle délibérée de votre part ?
Un style simple combiné à une architecture narrative complexe: c’est ainsi que j’essaie de construire mes livres.

N’est-ce pas un moyen habile de tenir le lecteur immergé dans l’histoire ?
Je l’espère. Il faut garder le lecteur plongé dans l’histoire.

Avez-vous longuement réfléchi à la construction, remarquable, de votre récit ou vous êtes vous appesanti d’abord à la psychologie des personnages ?
C’est une bonne question. Les différences entre les deux idées ne sont pas toujours aussi claires. Pour les besoins de l’histoire, je savais que j’avais besoin de ces deux personnages pour arriver au même endroit au même moment, sous l’empire de la même personne (le Mal). Afin de la rendre crédible, cependant, j’ai dû passer beaucoup de temps sur les psychologies très différentes de John et de Molly.

La solitude semble être le terreau de la rencontre entre Molly et John. Est-ce le cas ?
Je ne dirais pas que cela est le cas pour les deux personnages. Molly est une figure solitaire par nature. Elle n’est pas attirée par les autres autant qu’ils le sont par elle.

Molly n’était-elle pas le reflet d’une certaine jeunesse américaine qui, à la fois, fait preuve de maturité autant qu’elle semble totalement perdue et irresponsable dans le cheminement de son existence ?
Je ne voulais pas que Molly – ou tout autre personnage sur lequel j’écris – soit trop typique ou représentative d’un groupe ou d’une génération en particulier. Le but était qu’elle soit elle-même. Si vous laissez vos personnages devenir des symboles, vous n’écrivez pas des romans mais des allégories.

D’un autre côté, Molly incarne un présence insaisissable presque fantomatique qui semble s’évaporer tout au long du roman. Ses parents, John Mal Osbourne et la plupart des gens qui lui sont proches, souffrent à son contact. N’était-elle pas finalement la plus grande illusion du livre ?
L’illusion est couteuse pour ceux (surtout les hommes) qui y croient. Molly est elle-même en quelque sorte un bien, une marchandise, un objet de beauté dont le sens est négociable.

John est séduit par Mal Osbourne qui parvient à le recruter au sein de son agence de publicité iconoclaste, Palladio, pour en faire son bras droit. Au delà d’être un gourou de la publicité convaincu par une nouvelle idéologie, Mal Osbourne n’est-il pas le plus brillant concepteur de l’illusion qu’il combat pourtant ?
Mal est pour moi un homme brillant, un homme qui voit l’avenir, un visionnaire (pour le meilleur ou pour le pire) d’une façon dont ses collègues sont incapables. Il n’est pas cynique. Il est un idéaliste passionné, même si ses idéaux ne sont pas les miens.

La société américaine qu’incarnent vos personnages est-elle si déroutante et si dénuée de repères que vous l’écrivez ? Kay semble incarner de la meilleure des façons la désillusion de l’Amérique à elle seule.
Les Etats Unis sont trop vastes et trop disparates, à mon avis, pour que l’on puisse parler d’une seule expérience de « société américaine. » Mais atteindre la quarantaine, se voir partir à la dérive, attiré par des forces extérieures – sociétales, culturelles, et surtout économiques – qui sont trop profondes pour l’entendement général, un peu comme celles que rencontre Kay, ça, c’est une expérience vécue par chacune des générations américaines.

Est-ce que cela vous parait complètement insensé de penser que Molly est elle même cette fabrique des illusions dont vous parlez, tout autant que peut l’être Palladio ? Êtes vous d’accord avec cette prospective, Jonathan Dee ?
Si Molly est une usine, elle est une usine qui produit une seule chose – une sorte de toile vierge – et elle le fait sans le savoir. Il ya des moments dans le roman dans lesquels elle projette mais la plupart du temps, Molly n’a pas conscience des effets qu’elle provoque chez les hommes.

Finalement, Jonathan Dee, le thème de la publicité dans votre roman n’est elle pas le prétexte pour réfléchir sur l’illusion ?
À ce jour, j’ai écrit deux romans sur la publicité et je ne pense pas que je vais écrire plus à ce sujet qui est lui -même inépuisable. Le discours particulier de la publicité est le discours de notre temps, non seulement dans les lieux publics, mais dans le privé. Qu’est-ce que les médias sociaux, par exemple, si ce n’est le passage triomphal de la publicité dans nos relations les plus intimes?

Jonathan Dee – « La fabrique des illusions » – Edition Plon – Collection Feux croisés

(Photo Matthieu Bourgois)

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