Appels en absence: une mise en scène mordante et inventive
Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ Tandis que Jane mange tranquillement sa bisque de homard à la terrasse d’un café, elle est importunée par le portable de son voisin. Celui-ci sonne continuellement sans que son propriétaire ne daigne répondre et pour cause: l’homme qui se trouve si paisiblement assis en face d’elle vient de mourir!
Prise de panique, Jane appelle les secours mais c’est peine perdue car l’inconnu nommé Gordon a bel et bien passé l’arme à gauche. Sans trop savoir pourquoi la jeune femme s’approprie le portable du macchabée et commence à répondre à tous ses appels en prétendant être une amie. Peu à peu les secrets de Gordon s’immiscent dans le quotidien de Jane qui pousse sa singulière intrusion jusqu’à vouloir rencontrer la famille du défunt. Accueillie comme une intime, elle séduit le frère de Gordon qui, à son tour, ne la laisse pas indifférente. Redonnant un sens à sa vie insipide, Jane va cependant tomber des nues en découvrant la face cachée du trépassé…
Cette pétillante comédie mise en scène par Emily Wilson est non seulement ponctuée d’appels téléphoniques mais également de beaucoup d’humour. Menée avec finesse par six comédiens dynamiques, elle offre au public une parenthèse originale superbement orchestrée. Au coeur de cette troupe internationale se distingue Nathalie Baunaure: aussi sympathique que fluette, elle incarne la figure de Jane avec une simplicité et une bonhomie désarmante. Dans ses habits couleur salade, cette végétarienne déborde en effet de bienveillance et de sentimentalité. Semblable à une bonne étoile qui scintille de mille mensonges, elle invente les dernières paroles du mort, console à tout va chaque membre de sa famille et n’hésite pas à distribuer de faux cadeaux d’adieu de la part du disparu! Face à ce petit bout de femme un brin trouillarde s’élève l’imposante figure de Madame Gottlieb (Dorli Lamar), la théâtrale mère de Gordon. Hautaine et sidérante de mépris, cette élégante matriarche n’a de cesse de se mettre en scène même lorsqu’elle fait le deuil de son pauvre fils…
A ses côtés soupire Hermia (Audrey Lamarque), l’épouse du défunt: initialement froide et fermée comme une huitre, elle se transforme au fil du récit en une authentique veuve joyeuse. Il en va de même pour sa rivale Carlota (Fiamma Bennett), l’ancienne maitresse de Gordon. Véritable prédatrice, cette superbe blonde en pantalon de cuir rouge dégage autant de glamour que de jalousie. A l’opposé de cette nymphomaniaque apparait enfin Dwight (Yves Buchin), le frère du mort. Timide et maladroit, il s’amourache de la petite Jane avec la gaucherie d’un collégien allant jusqu’à lui torsader béatement les cheveux pendant cinq bonnes minutes.
Afin de clôre cet amusant portrait de famille, n’oublions pas Gordon: bien qu’il soit décédé, ce personnage ne se contente pas de faire le mort. Allègrement interprété par Marc Marchand, ce macchabée égoïste prend non seulement la parole depuis l’au-delà mais il ressuscite carrément sur les planches afin de lever le voile sur son décès. Aussi vif que cynique, Marc Marchand fait preuve d’une très belle arrogance scénique et confère à ce charognard de Gordon une gestuelle des plus dansantes.
Vous l’avez compris, une vive complicité émane des membres de la Compagnie Rima. A travers la musique de leurs accents respectifs, ces six artistes internationaux font joyeusement fuser les répliques et les confidences. Mêlant le rire à l’absurde, ils échafaudent également d’étonnants « tableaux loufoques » où chacun se positionne pompeusement autour du mort. Au fil de la pièce, l’on voit ainsi se construire des compositions aussi burlesques que picturales qui ne sont pas sans évoquer les grandes pietà baroques du XVIIe siècle ou les emphatiques descentes de croix peintes par Rubens!
Par-delà cette profusion de sarcasme et de postures exacerbées, le propos de l’auteur demeure bien plus sérieux: en écrivant Appels en absence, l’américaine Sarah Ruhl souhaite malicieusement montrer du doigt les ravages subis par notre civilisation hyper-connectée. Si dans cette aventure contemporaine, le téléphone de feu Gordon est en fait la seule chose qui le maintienne en vie au sein de son entourage, cela reviendrait à dire qu’à notre époque un être humain ne peut exister qu’à travers son portable. Avouons que pour les nouvelles générations, cette incohérence semble bien réelle: tous les accrocs du mobile ne jurent effectivement que par leurs smartphones. Leurs dialogues se résument à de stupides SMS, leurs phrases demeurent aussi silencieuses que celles d’un mort, quant à leurs rencontres, elles ne se font plus qu’en réseau! Bien cachées derrière leurs connections internet, les populations du XXIe siècle ne mènent à présent que des existences virtuelles… Appels en absence est donc un signal lancé sur le ton de la comédie pour nous montrer qu’à défaut de pouvoir nous maintenir en vie, ces maudits portables finissent par nous tuer!
Appels en absence? Une pièce à méditer bien loin des tentacules cellulaires et pourquoi pas assis à la terrasse d’un café que l’on vous souhaite sans macchabée!
Appels en absence
De Sarah Ruhl
Mise en scène Emily Wilson
Avec les artistes de la Compagnie Rima: Nathalie Baunaure, Fiamma Bennett, Yves Buchin, Dorli Lamar, Audrey Lamarque en alternance avec Bernadette Appert, Marc Marchand
Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs
Paris 6e
Jusqu’au 10 mai 2015
Du mardi au samedi à 19h
Le dimanche à 15h
Réservations: 0145445734
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