Brigitte Lustenberger : Le goût des autres ou Elégie en clair-obscur

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Par Julia Hountou avec la collaboration d’Ariane Pollet – bscnews.fr/ Interroger la photographie dans son pouvoir de représentation revient à formuler la question du jeu entre réalité et fiction. Ainsi, sans avoir recours aux artifices de l’insolite, à l’attirail du bizarre et de l’étrange, mais en usant au contraire de composants du quotidien, Brigitte Lustenberger(1) bâtit une « intrigue » visuelle dont les héros sont interprétés par de faux acteurs, ses modèles auxquels elle attribue des rôles. Ses photographies se présentent en effet comme des mises en scène puisque leurs protagonistes sont appréhendés tels des personnages, selon une approche théâtrale. Elle les dirige avec soin à la manière d’un réalisateur de cinéma, en travaillant avec eux sur leurs gestes et leurs expressions faciales (2).

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Photographier constitue un acte de fiction dont la finalité vise autant à subordonner le vrai au faux qu’à infléchir le visible sous le pouvoir de l’imagination. Le choix de ses titres en atteste, à commencer par celui de la série : Previously on…, « Précédemment dans… » en français. Ce procédé narratif employé par de nombreuses séries télévisées permet de mettre à jour les événements marquants des épisodes passés et de rehausser l’articulation de l’intrigue. Grâce à cette temporalité mouvante, faite d’allers et retours continuels, l’artiste parvient à conserver une tension narrative, en maintenant le spectateur dans un entre-deux. Les velléités d’actualiser l’histoire se confrontent tant à ce temps en suspens qu’au mutisme éloquent des acteurs. Le récit est retenu dans son avancée, alors qu’en parallèle moult détails continuent de nourrir le propos, selon une stratégie des plus sûres pour tenir l’audience en haleine.

Previously on… ou l’écoute de l’altérité
Dans l’univers de Brigitte Lustenberger, tout est recherche du dépouillement pour mieux se focaliser sur les visages. La singularité et la diversité de ces derniers est à proprement parler un « miracle »(3). Pour les magnifier, depuis 2008, elle a élaboré un ensemble cohérent de portraits représentant ses modèles, généralement en buste et seuls, ou en couple lorsqu’ils créent un duo sous forme de diptyque. Elle tente ainsi de saisir l’esprit même d’une rencontre – cette confrontation avec un « autre » et son expérience unique du monde – afin d’en partager l’éternité. Elle sait combien ce genre photographique est par essence un mélange de connivence et de cruauté, destiné à obtenir en un temps succinct l’expression la plus juste et la plus sincère de la vérité du modèle. À la croisée de la matière et de l’esprit, du corps et de l’âme, du visible et de l’invisible, la face exprime les sentiments cachés, les humeurs et les affects. La multitude des expressions échappe à la répétition. Physiologiste de la psyché, la photographe traque et sonde la personnalité d’hommes et de femmes dans leurs attitudes et les inflexions de leur regard, afin de restituer l’irréductible singularité de leur présence. Mutiques, ils apparaissent dans la pleine intensité de leur être, tous saisis à la lumière naturelle dont Brigitte Lustenberger utilise l’action modelante à la façon d’un sculpteur maniant la glaise, puis qu’elle transcende plastiquement par la perfection des tirages (4).
Ces portraits sont d’autant plus forts qu’ils sont dépourvus de tout attribut et de toute connotation anecdotique. Parce qu’ils ont évacué l’obsession du paraître, ses modèles offrent d’eux une profonde épaisseur, une manière d’être-là, tel le Dasein cher à Martin Heidegger (5). La plupart témoignent d’une grande qualité d’abandon qui concourt à muer leur visage en lieu d’apparition de l’intériorité ; ils portent en eux une expression grave, existentielle. Même les enfants affichent des linéaments d’une troublante maturité. On ne peut s’empêcher d’être à la fois émerveillé et surpris devant leur visage à la beauté dérangeante, mêlant insouciance et réflexion.
Captivée par l’absolue splendeur du noir, la photographe dissimule le décor dans l’obscurité totale. Le huis clos du studio apparaît tel un espace vide qui contraint ses modèles à se situer par rapport à eux-mêmes. Ce parti pris répond autant aux exigences esthétiques qu’à une déclinaison iconographique des postures et des expressions. En annihilant le contexte, Brigitte Lustenberger enquête sur le motif du visage, sur la pure manifestation des émotions. L’arrière-plan sombre tire les portraits vers une abstraction qui absorbe les formes et accentue le sentiment d’introspection. Ainsi fixés par l’objectif, les personnages semblent à la fois proches et lointains, familiers et étrangers. La façon dont ils se détachent sur le noir les auréole tout en les mettant hors d’atteinte.
Émergeant peu à peu du fond obscur, les sujets se composent progressivement, trait après trait. Le visible est alors menacé par l’invisible, l’obscurité rongeant à chaque instant la lumière. L’image aussitôt formée entame un processus de disparition. Avec ces faces qui semblent surgir de mémoires perdues, Brigitte Lustenberger joue de la temporalité en imaginant leur fuite prématurée dans l’oubli. Si elles cristallisent le sentiment d’identité de l’homme, l’artiste suggère également qu’elles ne cessent de se dérober, d’échapper aux tentatives de les cerner et de les fixer une fois pour toutes. « Miroir des mouvements de l’âme » (6), le visage dévoile le moi profond sans jamais l’exhiber ou l’épuiser.
Dans cette démarche, l’échange se révèle primordial. Souvent de trois-quarts, parfois de profil, le rapport d’égal à égal que Brigitte Lustenberger instaure avec ses modèles traduit son souci de capter une part d’authenticité qu’exprime en priorité l’intensité des regards. Constellant les photographies, ils constituent « la chair de l’émotion ». Elle-même exposée, la photographe est particulièrement sensible à leur variété, qu’ils soient inquisiteurs, attentifs, interrogateurs ou malicieux. À l’affût de ces derniers, elle cherche à percer les sentiments les plus profondément enfouis ; à explorer l’invisible, mettant ainsi en évidence leur importance dans la rencontre du visage. Celle-ci n’est rendue possible que par le jeu visuel qui permet de transgresser les limites corporelles et d’entrer en relation avec l’autre. C’est par cette réciprocité – je te vois et tu me vois – que le dialogue s’établit. Le « connais-toi toi-même » transite par la relation d’une âme à une autre ; « l’oeil-miroir » des modèles ouvre le champ de la dialectique (7).
La fascination pour les portraits de Brigitte Lustenberger peut tenir en partie du rendu des carnations. Réfutant l’artifice du maquillage ou de la retouche, son oeil tente de déceler par une observation presque anatomique les moindres détails : pores, pigmentation, pilosité, rides, ridules… Cette mise en relief de l’épiderme fournit un autre reflet de nous mêmes, de notre précaire humanité. Peu à peu les expressions s’altèrent, les flétrissures apparaissent, les joues se creusent, les cheveux blanchissent. Révéler le vieillissement nous aide à accepter notre impuissance devant l’avancée inexorable du temps, à affronter ce déclin inéluctable que les valeurs occidentales font redouter. Ces portraits constituent un moyen de retenir ces visages et de lutter contre leur anéantissement. Ainsi leur existence ne disparaîtra pas complètement, elle sera prorogée par les regardeurs, dépositaires de la mémoire. Si le personnage masculin livide et inerte photographié par Brigitte Lustenberger traite explicitement de la mort, la chevelure – ou plus exactement la perruque – grise délicatement posée sur la table en bois représente l’élément du corps subsistant à partir duquel le souvenir s’évertue à reconstruire un tout indivisible. Partie indissociable d’un être vivant, les cheveux, une fois séparés de la dépouille, deviennent, par synecdoque, le substitut de celui-ci. Cette image percutante rappelle admirablement l’attitude d’Hugues l’endeuillé de Bruges la morte, souhaitant prémunir de tout heurt « le trésor conservé de cette chevelure intégrale qu’il n’avait point voulu enfermer dans quelque tiroir de commode ou quelque coffret obscur […] aimant mieux, puisqu’elle était toujours vivante, elle, […], la laisser étalée et visible comme la portion d’immortalité de son amour. »(8)

1 – Brigitte Lustenberger (1969, CH) a étudié l’histoire de la photographie à l’Université de Zurich. Alliant théorie et pratique, l’artiste obtient son MFA en photographie à la Parsons School of Design en 2007. Expositions personnelles : Musée de l’Elysée, Lausanne ; Scalo Galerie, Zurich et New York ; Photoforum, Bienne. Prix photographique du Canton de Berne, 2002 et 2013, ainsi que le Swiss Landis&Gyr Residency Award, 2013. Son site : www.lufo.ch
2 – Elle travaille surtout avec les membres de sa famille, ses amis ou des amis d’amis. Mue par un besoin de contrôle intégral, elle oeuvre le plus souvent seule, sans styliste, ni maquilleur ou coiffeur, parfois avec un assistant.
3- Elle semble rejoindre en cela la pensée de François Mauriac : « Un miracle que nous ne voyons même plus, tellement il est commun, c’est qu’aucun visage humain, autant qu’il en existe et qu’il en ait existé, n’en reproduit un autre. […] Il n’y a pas un seul vivant qui reproduise exactement et trait pour trait l’un des milliards de visages qui nous ont précédés. Un être humain est tiré à un exemplaire unique et jamais reproduit depuis que le monde est monde. » (François Mauriac, Ce que je crois, Grasset, Paris, 1962, p. 34.)
4 – Elle travaille avec un appareil grand format (Linhof) et des films négatifs 4×5 inch.
5 L’expression Dasein est un mot composé de l’allemand qui signifie littéralement, « être-là », au sens de « présence » ou « existence ».
6 Jean Renson, Les dénominations du visage en français et dans les autres langues romanes, 2 vol., Les Belles lettres, Paris, 1962 ; vol. 1, p. 188 sqq.
7 À en croire l’étymologie, le terme « visage » vient du latin videre-visus (« ce qui est vu ») et est donc centré sur la vision.
8 Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, Garnier-Flammarion, Paris, 1998, p. 58 ss.

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