Elle a écrit de nombreux essais et nouvelles ; Shroder est son troisième roman. Aux États-Unis, il a été unanimement salué par la critique et a figuré sur la liste des meilleurs livres de l’année 2013 du New York Times, du Publishers Weekly, du Kirky Review, du Huffington Post, du Washington Post et même d’Amazon. Shroder poursuit sa route en France puisqu’il est dans les librairies depuis le 6 mars et, à n’en pas douter, il séduira les lecteurs avec son écriture sensible et puissante qui nous entraîne dans le road-trip désespéré d’un père divorcé qui a enlevé quelques jours sa fille parce qu’on lui accorde des gardes de plus en plus courtes, surveillées et qu’il ne supporte plus l’injustice d’un système qui favorise les mères et oublie la souffrance des pères qui ne voient que très peu leurs enfants. Victime d’un système injuste? Père coupable et irresponsable? Amity Gaige mêle à l’histoire personnelle la Grande Histoire avec subtilité, nous interroge sur la question de l’identité, du divorce et des conséquences de nos actes. Rencontre avec une écrivaine aussi talentueuse que sympathique.
Quelle a été la genèse de Shroder? Un fait divers?
Il faut savoir que ma mère est une immigrée; elle venait de Lettonie, elle a une histoire qui est assez proche du personnage du livre ; elle est venue aux États-Unis quand elle avait à peu près l’âge du personnage du livre. C’était une réfugiée de la deuxième guerre mondiale et d’une certaine manière, elle ne s’est jamais sentie complètement intégrée ; elle avait un accent, ses vêtements n’étaient pas comme ils auraient du être et je crois que c’est un sentiment qu’elle a gardé sans doute encore aujourd’hui et je crois que comme beaucoup d’immigrants elle avait laissé derrière elle une mémoire douloureuse ….donc j’ai longtemps voulu écrire une histoire qui soit proche de la sienne, j’ai fait beaucoup de recherches mais, en même temps ce que j’écrivais était tellement littéral que je m’y ennuyais et que j’avais le sentiment, en fait, d’écrire un roman qui était une espèce de roman typiquement américain , traditionnel avec quelque chose qui racontait cette arrivée dans un pays etc…un roman dont on allait dire » Ah c’est un roman très bien documenté! » Et c’est la dernière chose que j’avais envie qu’on dise d’un de mes romans. Je voulais un roman qui soit beaucoup plus émouvant. Et alors que j’étais en train de travailler sur ce roman, j’ai lu l’histoire de cet homme qui s’appelait Clark Rockefeller, un homme allemand qui était arrivé à l’âge adulte aux États-Unis , qui avait eu beaucoup d’identités différentes mais qui avait à un moment prétendu appartenir à la famille des Rockefeller, avait été marié à une femme américaine et avait eu une fille avec elle. En lisant cette histoire, j’ai eu un véritable déclic; j’ai pris un certain nombre de détails de cette histoire, fait de mon personnage principal donc un homme allemand, l’ai doté d’un nom de famille emprunté lourd de significations » Kennedy »; mais l’histoire réelle de ce Clark Rockefeller n’a été qu’un point de départ.
Votre personnage est une sorte d’anti-héros ; pourtant votre écriture, sensible et poignante, le rend attachant et presque » non coupable ». C’était voulu dès le départ ou vous vous êtes progressivement attaché à Éric?
Je crois que les européens, en général, trouvent Eric beaucoup plus sympathique que les américains . Les américains trouvent davantage qu’Eric est vraiment coupable…ce qui moi, d’une certaine manière, m’amène à dire » Mais de quoi donc est-il coupable? « . il y aussi quelqu’un qui m’a fait remarquer qu’Eric était un être qui, au niveau émotionnel, ressentait les choses de manière beaucoup plus aiguëe que la normalité et poussait donc ses réactions beaucoup plus loin. C’est vrai qu’au fur et à mesure de l’écriture, je suis devenue plus proche de lui mais il m’a toujours été sympathique. J’ai repris une citation de Clark Rockefeller qu’il a proféré lorsqu’il a été arrêté où il disait » Ces moments-là avec ma fille ont fait partie des meilleurs moments de ma vie. » D’une certaine manière, je me suis emparée de ce qu’était le noyau de cet homme et à partir de là j’ai brodé mais ce qui est important, c’est quand même l’amour inconditionnel et réel qu’il a pour sa fille. Et c’est quelque chose que je comprends très bien! J’ai des enfants moi-même et Eric,pour moi, est quelqu’un qui aime profondément sa fille.
Il y a de nombreuses notes en bas de récit… qui se justifient par l’ancien métier de » chercheur » d’Eric?
Eric, d’une certaine manière, avait d’autres rêves pour lui-même que de devenir agent immobilier; il a été universitaire, il est écrivain ou du moins il se pense comme quelqu’un qui écrit ; c’est quelque chose qui lui appartient et lui correspond et en même temps, ces notes de bas de page, sont une espèce de tactique pour reculer les échéances . Il aime parler mais il n’a pas envie de dire toute la vérité ; il y a la perte de sa mère qui,pour lui, est insupportable et il n’a pas envie de tout dire tout de go. C’est donc un moyen de dissimuler les choses, de prendre plus de temps.
Un thème récurrent est la question du silence. C’est un sujet littéraire sur lequel vous réfléchissiez depuis longtemps? Vous citez le dramaturge Harold Pinter notamment… dont vous appréciez les pièces?
Le silence est quelque chose avec lequel Eric ne sent pas à l’aise et c’est sans doute pour ça d’ailleurs qu’il écrit et qu’il veut l’étudier… sa manière de le mettre à distance, c’est d’intellectualiser la chose et puis c’est vrai que pour lui le silence est associé à la vérité et la vérité est quelque chose d’insupportable pour lui. Pinter a dit que parler était une stratégie pour couvrir notre propre nudité et je crois que c’est ce que fait Eric: il parle, il parle, il parle pour couvrir ce silence. Au fur et à mesure qu’il avance et qu’il va révéler des choses, il va petit à petit se réconcilier avec le silence.
Vous parlez du « divorce » politique qui a eu lieu avec l’Allemagne après la seconde guerre mondiale ; Eric est un enfant victime du divorce de plusieurs pays, de ses parents. Meadow, sa fille aussi… Votre livre est-il une façon de mettre en garde les parents sur les conséquences d’un divorce pour les enfants et pour les parents eux-mêmes? Avez-vous mené dans ce livre une vraie réflexion sur la question du divorce?
Il y a beaucoup de gens aux États-Unis qui divorcent , tout simplement parce qu’ils ne veulent pas faire de compromis et je crois que d’une certaine manière, il y a beaucoup de divorces qui ne sont pas nécessaires …mais comme il y a des mariages qui ne sont pas nécessaires d’ailleurs ( Rires). En même temps, mes parents ont divorcé au bout de 44 ans de mariage et j’étais en train d’écrire ce livre quand ils ont divorcé! ça a été une expérience douloureuse pour moi , une enfant de divorcés à l’âge de 32 ans! D’une certaine manière, j’ai toujours cru au mariage comme un très beau rituel, bien que difficile ; je crois que face à cette expérience que je vivais, j’avais besoin d’écrire une histoire dans laquelle le divorce était au cœur de la question.
Parlons d’April A: cette jeune femme a également un problème d’identité; elle vit au travers d’une chanson, d’un passé qui l’a enfermé dans quelques notes. Comment ce personnage est-il né?
Je ne me souviens pas vraiment comment j’ai imaginé le personnage d’April ; j’ai commencé ce roman avec quelques éléments dont je souhaitais qu’ils soient présents : un homme allemand arrivé aux États -Unis à l’âge de l’adolescence, qui se faisait passer pour un américain, qui avait une fille qui allait traverser des situations « dangereuses » , peut-être pas forcément à cause de son père mais à cause de la vie …je les ai imaginés tout de suite partir en voyage et quand j’ai pensé à ce voyage, il y a eu des répliques dans ma tête que j’ai données ensuite à April ; j’aimais la manière dont elle parlait, dont elle comprenait Eric; je la vois un peu comme l’opposé de sa femme, comme la femme qu’il aurait dû épouser . Elle aussi est un peu bizarre ; d’évidence, elle cache aussi quelque chose. Les États-Unis sont un très grand pays ce qui fait que lorsque vous voyagez et que vous rencontrez des gens, ils vous racontent leur vie ; ça fonctionne comme ça et donc on entend souvent des histoires un peu particulières…
Dans l’ensemble du récit, la narration est à la première personne puisqu’il s’agit d’une longue lettre d’explication d’Eric à sa femme… Mais, à la fin du roman, vous passez au « tu ». Pourquoi?
Il y a d’autres moments dans le livre où Eric parle de lui différemment…et notamment au début du livre où il dit » le marié » , » la mariée » . Eric a besoin de se présenter différemment parce qu’il a besoin de trouver différentes manières de raconter son histoire et de se décrire . À la fin, il y a le » tu »; c’est né de manière instinctive. Une fois de plus, j’entendais la voix d’Eric ; elle était beaucoup plus émue et elle se poursuit donc par cette série de » Je t’ai déçue » qu’il écrit en boucle et qui montre qu’il est là dans un état émotionnel second .
À la fin seulement, vous évoquez le fait qu’Eric n’a peut-être pas été le mari si amoureux qu’il le prétend; qu’il était devenu un homme qui délaissait sa femme, avant qu’elle ne le quitte… pour rétablir un équilibre? Pour ne pas donner trop l’impression que Laura est une femme insensible et que le lecteur puisse aussi la comprendre?
Le thème de tous mes livres, c’est le mariage, c’est l’amour , c’est la question de » Est-ce que ça peut durer? » « Comment deux personnes peuvent-elles s’ouvrir l’une à l’autre? » etc.La différence avec les deux précédents , c’est que , dans ce livre-là, il y a une petite fille et l’enfant est en quelque sorte un révélateur des différences. Eric, c’est quelqu’un qui prétend, qui brode et quand sa femme Laura soulève des problèmes, il les nie et dit qu’il n’y en a pas; ce qui je crois est un mécanisme de défense tout à fait classique. Je ne dis donc pas à la fin que l’un est plus mauvais que l’autre ; je décris seulement ce qui se passe dans les relations normales quand elles ne marchent plus…..
Interview traduite de l’américain par Pascale Fougère / Photo Crédit : Anita Licis-Ribak /
» À ce moment-là, j’avais cessé de me soucier de la légalité. Ce n’était qu’une question de temps avant que je dois démasqué, je le savais. J’étais imprudent, irrationnel, peut-être même dépourvu de sens moral, mais je n’étais pas fou. Je savais que ton avocate était meilleure que le mien. Le mien n’avait même pas vérifié mes faux-papiers. Le seul truc dont j’étais certain, c’était que je n’arrivais plus à supporter le suspense. Je pouvais peut-être m’imaginer qu’un jour je me sentirais mieux, que je m’habituerais à ma nouvelle vie, mais ce jour-là- ce jour-là entre tous- j’étais à bout, de même que le monde perdait son âme à chaque départ de ma fille »
Schroder
Amity Gaige
Traduit de l’américain par Isabelle D.Philippe
Editions: Belfond
Parution: 6 mars 2014
Pagination: 372 pages
Prix: 22 €
Disponible en eBook
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