Colporteurs de bons sentiments s’abstenir
Par Marc-Emile Baronheid – bscnews.fr/ Une recommandation de Stefan Mani pourrait guider notre approche de n’importe quel polar. « L’esprit se fonde sur la connaissance, le cœur est pétri de préjugés, mais l’intuition est toujours pure. Elle dit toujours vrai ». A bon lecteur, salut !
Les voies du féminisme sont impénétrables. Sharon Bolton, britannique bon teint et accessoirement ancienne finaliste du prix Polar SNCF, est persuadée que Jack l’Eventreur était une femme. Son roman tend à accréditer la possibilité de ce qu’elle appelle une de ses « théories foireuses ». A Londres, la policière Lacey Flint recueille le dernier souffle d’ une femme lacérée de coups de couteau. Puis une lettre rappelant celles que Jack l’Eventreur adressait à la presse parvient à une journaliste. Un second meurtre et son contexte confirment les craintes. Les victimes : des mères au foyer sans point commun apparent. La machine s’emballe. Un flic commence à soupçonner Lacey d’être reliée à Jack II. Puis la piste semble se refroidir, avant de reprendre vigueur. On progresse par crues et décrues, lentement, au risque de fatiguer l’amateur en empruntant des méandres superflus. Par bonheur, la romancière parvient à hameçonner solidement son lecteur et à le promener avec un savoir-faire louable, au gré de 553 pages incrustées de remous.
« Ecrit en lettres de sang »
Sharon BoltonFleuve Noir, 21,90 euros
On ne peut reprocher à Stefan Mani de ne pas annoncer la couleur. Son premier roman paru à la Série Noire s’intitulait Noir Océan, lauréat du prix de la Goutte de Sang attribué au meilleur roman policier/thriller islandais. On ne change pas une couleur qui gagne. « Présages » commence par le naufrage d’un bateau de pêche, dans lequel meurt le capitaine. Rescapé providentiel, le jeune Hrafn survit miraculeusement à une avalanche qui engloutit notamment toute sa famille. La suite est à l’avenant : tumultueuse, déjantée, douloureuse, obsessionnelle. Hrafn navigue sans autre gouvernail que ses désenchantements. La formule magique serait peut-être « une capacité, un don qui trace la frontière entre ceux qui gardent la tête hors de l’eau et ceux qui pètent les plombs ». Le lecteur est prié d’accompagner la houle, sous peine de passer par-dessus bord.
« Présages »
Stefan ManiGallimard Série Noire, 24,50 euros
Le désert qui borde le Mexique et la Californie est une manière de Lampedusa à sec. Des négriers modernes y abandonnent les candidats au prétendu rêve américain. Un trafic à ce point juteux qu’il provoque la convoitise de toutes les mafias, lesquelles n’hésitent pas à s’entredéchirer. Le tandem Elvis Cole et Joe Pike, paire de détectives chère à Robert Crais, y est envoyé pour retrouver un jeune couple pris par erreur dans la tourmente. Crais ne donne pas dans l’afflux de protagonistes ; il serait plutôt du genre parcimonieux. On peut légitimement s’étonner qu’il envoie Elvis et Joe dans la gueule du loup, quitte à les sacrifier tant le combat semble disproportionné. Le marionnettiste aurait-il perdu la main ? Malgré l’inconfort de basculements chronologiques menaçant le plaisir de la lecture, on glisse ses pas dans ceux de justiciers baroques qui auront fort à faire dans un milieu où une vie humaine vaut à peine une poignée de dollars. Et pourtant « Je me disais que le jeu en valait la chandelle. Je me disais que je n’avais pas le choix ». Peut-être, mais …
« Blueberry Hill »
Fredrik Ekelundadroitement traduit du suédois par Philippe Bouquet. Gaïa Editions, 21 eurosLe titre évoque Fats Domino, Glenn Miller ou l’adaptation d’Eddy Mitchell.
Méfiez-vous des romanciers qui pratiquent l’oxymoron. Ekelund est un Suédois mobile, passé par Paris mais solidement ancré à Malmö, entre deux arpentages de l’Amérique latine. Son roman est profondément scandinave, heureusement délesté de tout ce barda funèbre qui empêche de décoller maints récits venus du Nord. Un chantier naval désaffecté, devenu le refuge d’une poignée de SDF qui ont baptisé l’endroit Blueberry Hill. On découvre le corps calciné d’un de ces laissés pour compte. Accident ? Homicide ? Monica Gren, policière polissonne, enquête en compagnie de son collègue et amant Hjalmar Lindström. La disparition de ces personnages à la dérive arrangerait beaucoup de monde, d’un haineux groupuscule néonazi aux habitants de résidences à la vue blessée par ce chancre qui effleure parfois leur mauvaise conscience. Comment enquêter à corps perdu, lorsqu’on est obnubilé par son équipière, au point de songer à quitter sa femme et ses cinq enfants ? L’auteur porte un regard simenonien : comprendre et ne pas juger. Ekelund met le doigt sur une plaie purulente qui affecte l’atmosphère sociale et politique de son pays, appuyant avec talent et détermination, à l’endroit précis où cela fait mal. Il en sort un roman de toute beauté, de pure vérité, qui mêle adroitement effroi, romantisme et désespoir.
« Coyotes » de Robert Crais / Editions : Belfond
John le Carré est un jeune homme de 82 ans, pétillant de maîtrise et de lucidité. Le premier de ses 23 romans date de 1961. Il a signé quelques succès retentissants, dont « L’espion qui venait du froid », récit emblématique récemment reparu en Folio Gallimard, un demi-siècle après sa sortie. Lorsqu’il s’appelait encore David Cornwell, le Carré a enseigné au collège d’Eton, avant d’appartenir au fameux service britannique MI5, puis de devenir espion badgé CIA. Les révélations de Kim Philby, agent double au profit du KGB contraindront Cornwell, démasqué, à quitter les services secrets et à s’effacer devant John le Carré, celui-là même qui déclare aujourd’hui à nos confrères de l’Obs « Je ne vois pas beaucoup de gens. J’écris, je marche, je nage et je bois ». « Une vérité si délicate », son nouveau roman, raconte les réactions de deux diplomates britanniques confrontés à un scandale politique, qui refusent de fermer les yeux et veulent au contraire donner l’alerte. On pense aux récentes péripéties des affaires Snowden et Assange. Que faire, lorsque divergent profondément sa conscience et sa loyauté au service de l’Etat ? Un dilemme shakespearien, sobrement nuancé.
« Une vérité si délicate »
John le CarréSeuil, 21,50 eurosDites 36, et non plus 22, pour désigner la tribu Poulaga.
Si vous doutiez du bien-fondé de la recommandation, un époustouflant numéro spécial des dossiers de la Préfecture de Police de Paris aura tôt fait de vous convaincre. Il propose « une » histoire du « 36 quai des Orfèvres » – pour les 100 ans de la police judiciaire parisienne à l’ombre de ce que Léo Malet a baptisé » « la tour pointue ». On a coutume de dire d’un ouvrage important qu’il doit être présent dans toute bibliothèque d’ honnête homme. S’il est un magazine également destiné aux mauvais garçons, c’est bien cette longue histoire du jeu dangereux gendarmes-voleurs, confrontation des képis et des soufflants, partie de cache-cache avec les demi-sels, les princes du fait-divers, les empereurs du délit en col blanc et autres femmes fatales. L’ensemble est charpenté, détaillé, illustré, commenté avec soin, sans souci manifeste de racolage ou de virginité. Le clin d’œil n’en est pas absent. On sait à quel point le flair intervient dans le succès des enquêtes ; il ne vous étonnera donc pas que le chef de la BRB fut tout un temps madame Hélène Dupif… Même Simenon n’aurait pas osé. Interviews, (r)évolutions, adaptation aux méthodes de la concurrence criminelle, radiographie des brigades, … rien ne manque, même pas les entretiens paillettes avec Michel Houellebecq, Bertrand Tavernier, Jean-Paul Belmondo, la littérature et le cinéma étant présents – comme le gaz – à tous les étages, par exemple avec la surdouée Ingrid Astier, phare de la nouvelle Série Noire française.
Dans la foulée, on ne manquera pas de visiter à Paris l’exposition éponyme, proposée au Champ de Mars (Ecole Militaire) jusqu’au 8 décembre — www.100anspjparis.com
« 100 ans de Police Judiciaire »
n° 107 spécial de « Liaisons », 10 euros, commandes via www.ladocumentationfrançaise.fr – tél. : 01.40.15.70.10 ( Couverture du magazine de la préfecture de police Liaisons n°107, réalisée avec des illustrations extraites du livre Enquêtes générales de Titwane et Raynald Pellicer – éditions la Martinière. )A lire aussi:
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