Shakespeare : l’éclairage précieux des traducteurs de La Pléiade
Par Julie Cadilhac – bscnews.fr/ Illustration: Arnaud Taeron – bscnews.fr/ Sous la direction de Jean-Michel Déprats , traducteur de théâtre et Maitre de conférences à l’université Paris X de Nanterre, et de Gisèle Venet, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle Paris III, seront publiées dans la collection prestigieuse de la Pléiade les dix-huit comédies de Shakespeare. Le premier volume, relié pleine peau de 1520 pages sous coffret illustré, vous offrira déjà l’occasion de constater par vous-même que » si toutes ont une fin heureuse », les comédies de du grand William « ne répondent guère à la définition classique du genre ».
Le volume contient: La comédie des erreurs, Les deux gentilshommes de Vérone, Le dressage de la rebelle, Peines d’amour perdues, Le songe d’une nuit d’été et Le marchand de Venise confrontant en double page la version anglaise et sa traduction. L’occasion de retrouver la farcesque comédie des jumeaux d’Ephèse, l’intrigante aventure de Julia partie en habit de garçon retrouver son amant Proteus, les rebondissements amoureux de La mégère apprivoisée, les dialogues spirituels du roi de Navarre, Ferdinand et ses compagnons, les chassés-croisés passionnels de Lysandre, Hermia, Démétrius et Hélèna ou encore les déboires du marchand Antonio auprès de l’usurier Shylock. Rencontre avec les deux directeurs de collection qui, sans l’amorce d’un mensonge, nous délivrent, avec rigueur et finesse, quelques carpes de vérité.
Interview de Jean-Michel Déprats
Le premier objectif de la traduction complète des trente-huit pièces de William Shakespeare était de « retrouver la théâtralité première du dramaturge anglais », n’est-ce-pas? Comment s’y prend-on pour réussir ce challenge ?
Je ferai remarquer en préambule que votre question semble impliquer que Shakespeare a écrit 38 pièces. Or ce chiffre n’est pas une donnée immuable. Ce qu’on appelle en anglais le « canon » shakespearien, la liste des œuvres authentiques, poèmes ou pièces de théâtre, varie d’une édition à l’autre. En réalité, l’in-folio de 1623, dû à deux de ses plus anciens camarades, John Heminge et Henry Condell, acteurs de la troupe les Comédiens du Roi, ne contient que 36 pièces. Auxquelles on ajoute d’ordinaire deux pièces au moins partiellement reconnues comme authentiques, Périclès et Les Deux Nobles Cousins. Elles n’y figurent pas dans l’in-folio parce qu’Heminge et Condell devaient estimer que la part prise par Shakespeare dans ces deux œuvres écrites en collaboration n’était pas suffisante. Pourtant d’autres pièces écrites en collaboration (les 3 Henry VI notamment) sont publiées dans l’in-folio. L’édition de la Pléiade a décidé d’inclure deux autres pièces dans le « canon » : Édouard III et Sir Thomas More, ce qui porte le total à 40. Sir Thomas More est une pièce d’Anthony Munday qui comporte de nombreuses collaborations avérées dont celle de Shakespeare : nous avons estimé que cette contribution serait mieux perçue si l’on donnait l’ensemble. Par ailleurs, il ne fait plus de doute aujourd’hui que Shakespeare a largement participé à l’écriture d’Édouard III.
Ce point étant précisé, le premier objectif des retraductions que j’ai faites pour la scène depuis les années 80 se définit en effet par l’ambition de «retrouver la théâtralité première du dramaturge anglais», de s’adresser à l’acteur plus qu’au lecteur par une attention primordiale au rythme, à ce que Brecht appelle le gestus d’un texte (cf Pléiade, Shakespeare, Œuvres Complètes, vol 1, pp.CVII-CVIII). Le gestus comprend l’attitude physique du locuteur, son comportement vis-à-vis de son partenaire mais aussi son attitude mentale vis-à-vis de son discours et de sa situation théâtrale. Dans un texte de théâtre, le geste de l’acteur est présent dans la couche verbale sous la forme d’infimes sollicitations musculaires, d’esquisses corporelles. Tout texte de théâtre appelle son inscription vivante dans le corps, la voix et le jeu de l’acteur. C’est l’attention à cette partition corporelle virtuelle qui est le guide du traducteur de théâtre.
On suppose que votre expérience « pratique » du théâtre a influé sur votre manière de traduire… au contact des comédiens, en effet, on modifie sa langue, le rythme de ses phrases etc?
L’expérience pratique du théâtre comme comédien a indéniablement influencé ma manière de traduire. Les retraductions de Shakespeare de Jean-Claude Carrière travaillant en collaboration avec Brook m’ont indiqué concrètement la voie à suivre. Mais il n’y a jamais eu d’interventions directes des comédiens pour modifier la langue ou le rythme des phrases de mes traductions. Les comédiens qui m’ont fait l’honneur d’interpréter mes textes sentent d’emblée que ces textes ont été élaborés pour eux afin de soutenir, guider et exhausser leur travail. Ils le comprennent d’instinct. Certes, dans certains cas précis, une difficulté, une remarque d’un comédien permet de revoir une formulation, de trouver un meilleur jeu de mots ou de négocier un compromis entre les options de la mise en scène et l’exigence de littéralité et d’exactitude de la traduction mais les comédiens n’ont jamais cherché à faire la traduction à ma place.
Quels sont les écueils possibles d’une volonté de traduire en respectant la théâtralité d’une œuvre ? Créer une version trop « moderniste » qui dénature le texte initial…..?
Je ne vois que des avantages à respecter la théâtralité – oralité et gestualité – d’un texte. Cela fait apparaître la rythmique organique interne et ne réduit pas la traduction à être un déchiffrage ou un commentaire, encore moins une libre recréation s’appropriant la parole du poète. Je suis angliciste et shakespearien de formation. Comment pourrais-je créer une version « moderniste » qui dénaturerait le texte initial ? Ceci dit, retraduire un texte parfois empoussiéré par des traductions ayant vieilli a toujours voulu dire chercher à rouvrir un contact vivant avec les grands textes, donc laisser l’évolution de la langue rendre le texte plus proche aujourd’hui. Le français évolue, certaines formes qui n’étaient pas organiques le deviennent. Ce n’est pas du tout la même chose qu’une actualisation outrancière, un aplatissement des niveaux de langue, des parallèles douteux, une vulgarisation de la langue des personnages, une volonté de rapprochement trop explicite, une modernisation de la syntaxe ou du lexique. Quand la volonté de rapprochement se monnaie en actualisation boulevardière, c’est Shakespeare que l’on perd. Mais il est de fait que la représentation textuelle ou scénique de l’univers shakespearien réfracté dans le prisme de la sensibilité contemporaine fait succéder au Shakespeare noble du XIXème un Shakespeare plus brut, plus violent, plus sauvage. Sur scène et dans la langue.
Vous avez pu dire » Pas plus qu’il n’y a de mise en scène définitive, il n’y a de traduction définitive. La traduction est éphémère, caduque, on sait qu’elle vieillira, qu’elle sera dépassée en raison de l’évolution des langues « . Pourtant votre traduction est amenée à figurer de La Bibliothèque de la Pléiade qui donne , dans la pensée collective, à une version d’un texte une valeur presque sacralisée, non?
La langue bouge, tous les textes vieillissent, les traductions plus vite encore que les textes originaux. Certaines traductions notamment de la Bible : la King James Bible ou la Bible de Luther mais aussi les Mille et une nuits de Galland sont des traductions-textes qui font date plus qu’elles ne sont datées. « La traduction, comme la mise en scène, est toujours à refaire. J’y vois une image de l’Art lui-même, qui est l’art de la variation» disait Antoine Vitez. Le prestige de la Pléiade est celui d’une collection d’œuvres le plus souvent complètes caractérisée par une érudition de bon aloi dans l’établissement des textes ou le commentaire savant. Mais la publication d’une traduction dans la Pléiade ne lui assure aucune pérennité. Trente ans c’est long mais ce n’est pas l’éternité. Je ne voudrais pas que leur publication dans la Bibliothèque de la Pléiade occulte leur surgissement au cœur du théâtre vivant.
Vous ajoutez qu’il n’y a pas de traduction définitive également « en raison de l’évolution de la pensée de la traduction »: quelle est la tendance actuelle de la traduction?
Oui, il y a une évolution de la pensée de la traduction. Il y a peu on vénérait les Belles Infidèles ou plus tôt encore les « Imitations », c’est-à-dire les libres réécritures (Ducis réécrivant Shakespeare en alexandrins bien balancés). L’accent est mis aujourd’hui de par les progrès de la linguistique et de la sémiologie sur la poétique des formes, l’accueil de l’étranger, le décentrement ethnique (Antoine Berman, Henri Meschonnic). Ne traduire que le sémantisme (François-Victor Hugo commente et explicite plus qu’il ne traduit) relève pour nos contemporains d’une définition pauvre, limitative de l’art (Antoine Vitez) de la traduction. Traduire ne se conçoit plus que comme Poétique du Traduire selon le titre du beau livre de Meschonnic.
Si, en quelques mots, vous deviez dire pourquoi vous êtes devenu spécialiste de Shakespeare, que répondriez-vous?
Mon père m’a inoculé le virus, je n’ai jamais imaginé d’autres amours. Quand on aime et pratique le théâtre, l’immensité de Shakespeare comme poète de la scène et comme dramaturge s’impose. J’ai donc tout naturellement choisi d’écrire un mémoire de maîtrise sur une mise en scène de La Tempête et procédé à des recherches plus approfondies sur la traduction de Shakespeare et sa/ (ses) mise(s) en scène contemporaine(s).
Si vous deviez ne citer qu’une de ses comédies, laquelle serait-ce? Et pourquoi?
Je n’envisage pas d’échouer sur une île déserte et si besoin, j’irai avec une bonne partie de ma bibliothèque. De même qu’on peut aimer ensemble ou successivement Marianne, Laura, Perry, Martine, Sophie, Sylvie, Maew et Marie, on peut aimer ensemble ou successivement les vertiges identitaires de La Comédie des Erreurs, les égarements protéens des Deux Gentilshommes de Vérone, l’artillerie verbale d’une rebelle et du Dressage de la rebelle, la vitalité poétique et linguistique des Peines d’amour perdues, ou l’âpreté des conflits et le lyrisme ironique du Marchand de Venise. Sans négliger l’ambiguë sensualité de La Nuit des rois, la Vienne glauque et perverse de Mesure pour Mesure ou les charmes magiques et oniriques de La Tempête. Mais dans ma saga familiale c’est le Songe qui a séduit plusieurs générations. Mon père a joué un des artisans dans un stage de l’UFOLEA à Bourg-sur-Gironde, il avait un maquillage de clown et croquait une pomme. Quelques années plus tard, il m’a mis en scène à la sortie du lycée dans Puck (je voulais naturellement jouer Bottom), mes filles ont joué Titania et Hermia au lycée Hélène Boucher, l’aînée mettant en scène le Songe à son tour dans un club théâtre.
Vous êtes à l’origine de la création de la Maison Antoine Vitez installée à Montpellier: continuez-vous à collaborer régulièrement avec cette maison?
La Maison Antoine Vitez a été créée conjointement par un metteur en scène de théâtre : Jacques Nichet qui dirigeait alors le Théâtre des Treize Vents à Montpellier et par un traducteur de théâtre ayant collaboré avec lui (sur une pièce de Synge). Notre utopie est devenue réalité grâce à l’engagement immédiat de Jack Lang et des pouvoirs publics. Les années ont passé, apportant leur lot de découvertes (Hanokh Levin, Daniel Keen), de publications complètes d’auteurs mal connus parce qu’incomplètement traduits (Frank Wedekind) et depuis, tous les ans, sous la direction artistique de Laurent Mulheisen, la moisson est abondante dans la plupart des domaines linguistiques. Nichet et moi avons été pris par d’autres responsabilités mais aujourd’hui, nous revenons en tant que membres fondateurs au sein du Comité de lecture (qui choisit annuellement les textes dont la traduction est rémunérée par des bourses) et au sein du bureau de la MAV désormais installée à Paris (qui définit la politique de traduction de l’association).
Quelles sont les mises en scène les plus mémorables de comédies de Shakespeare que vous ayez vues? Qu’est-ce qui expliquait, selon vous, leur génie? – En bref, que faut-il comprendre, en tant que metteur en scène, selon vous, pour monter brillamment une comédie de Shakespeare?
Je ne chercherai pas à vous donner une liste complète et équilibrée mais me laisserai porter par les souvenirs marquants, les souvenirs de spectacles qui sont autant de moments-phares, de balises, dans le vécu d’un passionné de Shakespeare et d’un passionné de théâtre. Me revient en mémoire l’émerveillement de la Tempête de Strehler (1983-84) avec sa musique qui semblait sourdre des dessous du plateau, son Ariel accroché à des filins se mouvant dans tout l’espace, ses acteurs inoubliables. Là Strehler s’était demandé comment rendre l’impalpable, la musique de l’île, un esprit des airs, tentant de faire vivre le merveilleux par les moyens sophistiqués du théâtre. Autre moment inoubliable, presqu’aux antipodes : le Songe de Brook, dépoussiérant d’un coup par les rituels du cirque des décennies de gracieuses fées arachnéennes en tutus : des artisans en salopette, un Bottom hyper-phallique (un simple bras) revu par Ian Kott, Puck et Obéron sur des balançoires. Magie du théâtre décapant de vieilles images mortes. Un autre moment phare en 1980 fut la redécouverte de Peines d’amour perdues grâce à la jeunesse et l’énergie de jeu d’élèves du Théâtre National de Strasbourg guidés par Jean-Pierre Vincent au Cloître des Carmes en Avignon. Mais aussi dans le registre du cynisme entre prie-Dieu et pissotière le Mesure pour Mesure de Zadek avec Isabelle Huppert à l’Odéon, le Comme il vous plaira transgenre de Declan Donnellan aux Bouffes du Nord, avec la Rosalinde si féminine d’Adrian Lester sur le fil du rasoir de masculinités exhibitionnistes, la Nuit des rois élisabéthaine montée par Andrzej Seweryn au Français, la Nuit des rois sensuelle et sensible d’Hélène Vincent à la Criée…la liste est forcément limitative alors que le bonheur du théâtre surgit souvent quand humilité, vraie recherche, amour des textes et des comédiens sont au poste de commande.
Interview de Gisèle Venet
Insolence et alacrité: deux mots pour décrire le ton du premier tome consacré aux comédies de Shakespeare. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette vitalité de jeunesse?
Ce n’est pas seulement d’une « vitalité de jeunesse » qu’il s’agit, ou pas uniquement : quand Shakespeare commence à écrire ses premières comédies, vers 1592, peut-être même plus tardivement, pour ce que l’on en sait, il a presque 30 ans, ce qui à cette époque n’est pas « jeune » pour débuter. L’insolence, l’alacrité qui est la sienne à cette date, est plutôt caractéristique d’une tendance esthétique collective, celle d’artistes, de poètes, de peintres, de dramaturges, de musiciens, qui constituent la génération maniériste, du nord au sud de l’Europe entre 1520 et 1600. Leur insolence est celle d’une « avant-garde » qui jubile de son habileté à « malmener » les modèles culturels, à puiser à pleines mains dans un « imaginaire collectif » qui s’était constitué en culture savante au cours de la Renaissance et de l’Humanisme et que les « maniéristes » remettent en jeu « à leur manière ». Une « manière » justement, faite d’insoumission intellectuelle, de goût pour les jeux de renversements, le croisement allègre des styles et des genres, le mélanges des modèles, la stylisation exacerbée d’un style. Ces auteurs, ces artistes maniéristes, donnent en même temps l’impression de se jouer de tout avec une facilité prodigieuse – la « sprezzatura » comme on appelle alors cette vivacité, empruntant sans vergogne à tout cet héritage disponible de l’antiquité, dont Ovide, le poète de l’instabilité et de la métamorphose, et de la jouissance immédiate, qui sera le plus pillé de tous les auteurs antiques, à commencer par Shakespeare.
Si vous deviez caractériser chacune des six comédies de ce premier tome en quelques mots, que diriez-vous?
Shakespeare semble rebondir de comédie en comédie sans cesser de remettre en question les emprunts auxquels il reste fidèle tout en variant la « manière » de s’en resservir. Les deux « premières » – la Comédie des erreurs imitée de Plaute et les Deux gentilshommes de Vérone plutôt venue de Térence – subvertissent et « modernisent » le modèle classique latin en lui imposant des manières « maniéristes » de le traiter : deux paires de jumeaux, et non une seule, dans la première créent des effets de miroirs et d’anamorphoses (ou images déformées) dont raffole cette génération qui aime qu’on trouble ses perceptions les plus objectives – ce qu’on « voit de ses yeux » – jusqu’à « ne plus en croire ses yeux » à force de s’être trompé de jumeau, ni savoir qui l’on est à force d’avoir été pris pour un autre. Dans la deuxième, la perversion du modèle est plus « perverse », car elle touche à la fidélité affective : elle subvertit la tradition d’amitié virile prônée par Cicéron pour dépraver aussi le modèle amoureux entre tous, hérité de Pétrarque, impliquant la fidélité à la femme aimée au premier regard. Protée, abandonnant la femme qu’il aime, trahit l’amitié de Valentin en essayant de détourner de lui celle qu’il aime et la menaçant de viol. La « troisième » (tout classement reposant sur des hypothèses), Le dressage de la rebelle, rebondit sur la subversion radicale des lois du Pétrarquisme et de la délicatesse poétique qui en découle, en faisant au contraire de la cour d’amour de Pétruchio à Kate un véritable traité de la muflerie amoureuse. La quatrième, Peines d’amour perdues, continue la subversion de cette tradition pétrarquiste venue de siècles précédents mais par un processus inverse : la comédie tout entière est un délicat traité de poétique pétrarquiste aux mains des hommes, sournoisement miné par l’attitude des femmes qui en déconstruisent avec jubilation toutes les hyperboles et figures poétiques, jusqu’au dénouement abrupt – l’annonce d’une mort – qui ne dénoue rien et n’entraîne aucune réelle promesse d’avenir. La cinquième, le Songe d’une nuit d’été, ne saurait déroger à la mise en question des structures attendues pour une comédie où rien n’arrive vraiment mais où le pire semble arriver aux traditions de la poétique pétrarquiste et à la cohérence narrative: quatre jeunes amants, égarés dans une forêt, croiront un temps n’aimer que qui ne les aime pas ; une reine des fées tombera amoureuse « au premier regard » d’un artisan rustique à tête d’âne ; une tragédie, « Pyrame et Thisbée », se jouera dans la comédie sur un mode burlesque ; un lutin, Puck, viendra finalement après le dénouement nous dire qu’il n’y a pas eu ni comédie ni tragédie mais « une chose de rien », un simple songe. Quant à la dernière des six, Le Marchand de Venise, fidèle dans tous ses détails à une source italienne dont elle emprunte tout y compris ce qui aurait pu sembler le plus « shakespearien » – la livre de chair demandée par Shylock au marchand en paiement d’un emprunt -, elle manque finir en tragédie avec la mort du marchand évitée de justesse, mais manque aussi finir en vaudeville quand deux des amants de la pièce se croient trompés avant leurs noces par celles qui en fait, à Venise, avaient sauvé le marchand en paraissant déguisées en hommes de loi. On y voit un monde idéalisé comme s’il était au-dessus des valeurs marchandes contraint de se soumettre à la valeur fiduciaire de l’argent par lequel même l’amour le plus idéal doit s’acheter, un amour lui-même soumis au hasard du choix des coffrets plus qu’à la nécessité de l’amour au premier regard.
Laquelle de ces six pièces vous enthousiasme le plus? Et pourquoi?
Sans doute, s’il fallait opter pour ce que Shakespeare fait surgir comme sens neuf à partir de sources dont il a tout emprunté, ce serait Le Marchand de Venise ; si c’était la pure joie de voir malmener un genre poétique comme le pétrarquisme, et ses modèles amoureux, ce serait Peines d’amour perdues ; mais s’il fallait vraiment choisir, ce serait le Songe d’une nuit d’été : on y voit le Shakespeare de cette phase à l’état pur qui écrit son « art poétique » sous couvert d’inventer de toute pièce – pour une fois, il n’a emprunté aucune intrigue, ce qui est exceptionnel ; du coup on assiste à quatre ou cinq départs d’intrigues, leurres pour mieux tromper, dont aucune n’aboutit vraiment, ni ne structure la comédie. Sauf peut-être ce suc magique de « la petite fleur d’occident », autrement dit la « poudre aux yeux », l’aveuglement paradoxal qui crée l’amour au premier regard, façon bien sûr à nouveau de se moquer de l’idéalisation pétrarquiste, délicieusement tournée en ridicule, une fois de plus, comme dans toute cette première phase comique. Donc, pas de carcan, pas de contrainte, sinon celle d’enchanter son public, et non pas avec des enchantements mièvres et joliment « féériques » comme on les aimera au XIXe siècle, mais au contraire en faisant rire aux dépens des enchanteurs et des fées. Ainsi, la plus « féérique » des fées, leur « reine », tombe amoureuse « au premier regard » d’un âne venu tout droit des métamorphoses antiques, Apulée ou Ovide, via la transformation burlesque d’un rustique artisan qui croyait répéter une pièce de théâtre et se trouve affublé d’un masque imprévu, une tête d’âne pour fêtes paysannes, qu’il est le seul à ne pas voir. Mais dans le désordre apparent des choix esthétiques, on surprend le poète maniériste en pleine action créatrice, saturant tous les vides de sa pièce de dessins et de figures « alla grottesca », figures à l’antique ou figures rustiques, empruntant à Ovide la colère des éléments pour créer un « monde renversé », ou la plasticité de ses métamorphoses pour saturer le monde des fées de la mémoire de Thésée et de son amazone. Shakespeare y trouve prétexte pour l’homme de théâtre qu’il est de diriger la « tragédie très comique » de Pyrame et Thisbée, trouvée dans Ovide et mise en abyme dans le Songe, pour mener une réflexion, aux modalités burlesques, sur l’impossibilité qu’il y a au théâtre d’accéder à une quelconque mimésis, de « représenter » des objets en scène – un mur, un clair de lune – ou de « dire » un texte, sur un mode déclamatoire, réaliste, ou moins encore naturaliste : ainsi du « prologue », où même la ponctuation joue des tours au texte écrit qui, ainsi « dit », signifie son contraire. Bref pour nous dire « en creux », sans rien affirmer, sans donner de leçon, sans être dogmatique, ce que pourrait être idéalement le théâtre, mais aussi comment en éprouver une grande modestie, par le rire, comment se moquer de ce que peut devenir un texte écrit dès lors qu’il doit s’incarner dans des acteurs, sur un plateau de bois, où toutes les erreurs, toutes les « pannes » sont possibles. C’est à un rustique artisan, Bottom, amant improbable de la reine des fées, se prenant les pieds dans la subtilité des mots, que Shakespeare laisse énoncer finalement cette vérité du théâtre, qu’aucun des sens ne donne accès à une « illusion réaliste », à un « effet de réel » possible, car les sens eux-mêmes au théâtre appartiennent à un autre réel : « L’œil de l’homme n’a pas entendu, l’oreille de l’homme n’a pas vu, la main de l’homme ne peut pas goûter, sa langue concevoir, ni son cœur raconter ce qu’était mon rêve ».
Si vous deviez citer une phrase d’une des pièces de ce premier volume qui exprimerait bien la vigueur de cette première période, laquelle serait-ce?
Probablement une phrase « en creux » tellement le génie de Shakespeare est fait de remise en question – « negative capability » disait Keats à son propos – plutôt que d’une créativité affirmative qui se complairait à cerner, à définir, à tirer des leçons. Une phrase comme celle qu’on entend dire à un des jumeaux de la Comédie des erreurs qui a perdu tout repère : « Je suis dans le monde comme une goutte d’eau / Qui dans l’océan cherche une autre goutte, / Et qui, s’y laissant tomber pour y trouver sa pareille, / Invisible en sa quête, se fond parmi les autres».
Vous avez distingué trois phases dans l’ensemble des comédies de Shakespeare: la « maniériste », la « baroque » et la « romanesque »… c’est bien cela? Pouvez-vous préciser ce qui fait la spécificité de chacune de ces trois périodes?
Le premier volume, avec l’atmosphère ludique des six premières comédies, voit dominer l’agilité de l’intellect et l’alacrité verbale caractéristiques de l’écriture maniériste tout en exposant la perplexité des sens ou les mystifications du désir. Le deuxième volume contient des comédies encore radieuses malgré une sensibilité parfois endeuillée avec Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira, La Nuit des rois (1601). Elles sont suivies de comédies plus sombres où la chair opaque (décrite par Hamlet en 1600 comme «solide» ou «souillée») détermine les enjeux de comédies comme Troïlus et Cressida, Mesure pour mesure ou Tout est bien qui finit bien : la sensibilité baroque, plus douloureuse, avec une perception plus noire des affections humaines, semble l’emporter sur l’alacrité intellectuelle de la phase maniériste. Quant au dernier volume, il contient des comédies d’un genre nouveau, dominées par le merveilleux et l’enchantement de résurrections improbables (Hermione, Perdita, dans Le Conte d’hiver, Marina dans Periclès, ou les fils du roi dans Cymbeline) – qui semblent présider à un renouvellement du genre et du style de la comédie sensible dans la dernière, La Tempête, pièce testamentaire ou nouveau départ vers un renouvellement radical.
Comment convaincriez-vous quelqu’un de lire Shakespeare en plus de voir des représentations théâtrales de ses œuvres? Qu’apporte de plus la lecture selon vous?
Longtemps, la question qui se posait était surtout « comment convaincre quelqu’un d’aller voir des représentations théâtrales en plus de lire les œuvres », et je ne suis pas sûre que ce ne soit pas encore vrai, et pas seulement dans les milieux universitaires… On a toujours beaucoup de mal à faire comprendre aux étudiants qu’une pièce de Shakespeare était d’abord, ou était aussi, un « script » pour la scène. Ecrire l’histoire des mises en scène, par exemple, comme nous tenons tant à le faire dans les volumes de la Pléiade consacrés à Shakespeare, c’est écrire l’histoire de ce qui arrive à ce « script » en fonction des changements de la sensibilité esthétique, c’est-à-dire littéraire, sociale, politique, philosophique, au fil des siècles. En fonction aussi de la vénération dont on entoure son auteur. La vénération postmoderne qui est la nôtre, capable de toutes les désacralisations à la scène pour le rendre à l’insolence créatrice qui fut la sienne, tend à en sacraliser le texte dans sa vérité la plus alphabétique au cas où des sens possibles s’y cacheraient encore. Mais à la fin du XVIIe siècle et encore au XVIIIe, quand le classicisme, ou néoclassicisme, s’impose partout en Europe, les Anglais au contraire le réécrivent, par souci de le rendre plus admirable, tant il leur paraît « baroque » au sens vulgaire du terme (la notion esthétique n’existe pas encore), c’est-à-dire composite, bizarre, incongru, sublime certes dans ses fulgurations poétiques mais « illisible » tel quel pour leurs générations.
L’intérêt de le lire, après ou avant une représentation théâtrale, serait sans doute de mesurer la distance qui sépare ce « script » du texte qu’on « entend » au sens sonore et interprétatif du terme : à l’époque de Shakespeare, on allait «entendre» une pièce, et non la «voir». Le roi Lear donne comme conseil à un aveugle : « vois avec tes oreilles ». Et je me souviens de l’envoûtement, dans les années 1980, d’une pièce de Beckett dans une salle où l’on entrait et restait dans le noir jusqu’au bout de la « représentation ». Lire et dire ont toujours relevé d’un alphabet partagé et pourtant si différent, voire discordant.
De plus, nous sommes en France, et nécessairement, le texte lu ou joué le sera plus probablement en français, une langue que Shakespeare massacre avec bonheur, et jamais innocemment, comme par exemple dans l’impertinent – mais très pertinent – dialogue entre une princesse de France et sa suivante ou son futur époux, Henry V, dans la pièce éponyme. De plus, une tradition de jeu très différente nous sépare de ce texte dont les rôles féminins, attribués à des femmes à la lecture, étaient nécessairement dits en scène par des hommes à leur création, signalant une porosité latente entre masculin et féminin dont le théâtre français n’a jamais joué à ce degré. Pour ne rien dire des avatars du « script » lui-même dès l’origine, dès avant même de devenir « livre », dus au simple passage par la scène : il suffit de comparer la toute première édition d’une pièce quelconque de Shakespeare, comédie, ou tragédie, ou histoire, qui serait parue au format « in quarto », disons dans les années 1596, 1598, 1600, et celle de la même pièce parue après la mort de Shakespeare, dans le format « in folio », en 1623, pour repérer les traces de corrections, d’ajouts, ou de suppression dans le texte lors de probables mises en scène. Et comme il n’y a pas de manuscrits de Shakespeare pour connaître la part de sa volonté initiale dans les changements et ceux qu’imposait la mise en scène, c’est tout un travail très spécialisé qui aboutit toujours au « texte à lire » dans une édition moderne, sans certitude jamais que ce soit le « vrai » texte écrit par Shakespeare.
William Shakespeare
Oeuvres complètes, V
Comédies Tome I – édition bilingue
Prix: 67,50€
Prix de lancement ( jusqu’au 31 janvier 2014): 60€
Édition sous la direction de Gisèle Venet avec la collaboration de Line Cottegnies, Jean-Michel Déprats, Yves Peyré Traducteur : Jean-Michel Déprats, Jean-Pierre Richard (1949 – ), Henri Suhamy
Parution le 19 Septembre 2013
Bibliothèque de la Pléiade, n° 591
1520 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm
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