Place du marché 76 : la dernière création morbido-délirante de la Needcompany
Par Julie Cadilhac – bscnews.fr/ © Maarten Vanden Abeele/ Les spectacles de Jan Lauwers ne peuvent laisser indifférents : certains en sortent révoltés, d’autres charmés, d’autres encore ressentent des sentiments mêlés de désapprobation et d’admiration: il faut, en effet, reconnaître le génie de ce metteur en scène et de sa compagnie à l’excentricité éclaboussante, aux résurgences instinctives et animales et dont le processus théâtral est aussi déstabilisant que percutant pour le spectateur: il s’apparente à une sorte de maïeutique païenne qui met la complexité humaine au centre de la réflexion et dans Place du Marché 76, la troupe, poussant le principe à son acmé, accouche d’idées universelles aussi métaphoriquement que concrètement.
Place du marché 76
est le récit épique d’un village victime d’un drame : une explosion qui a fait 24 victimes dont sept enfants. De saison en saison, de miracle en horreur, les survivants tentent, de manière plus ou moins héroïque, de ne pas sombrer dans les ruines de cette tragédie. Un portrait de l’humain souvent dérangeant où s’entrelacent les thèmes sombres du deuil, de l’inceste, de l’enlèvement, de la pédophilie, du chagrin inconsolable, de l’handicap et du suicide à des moments d’euphorie symbiotique et de bonheur d’être encore vivant. Une épopée portée par des performeurs aux nationalités diverses ( qui incarnent, dansent, chantent, jouent d’un instrument avec le même talent) et investissent le plateau avec une énergie tonitruante.
Les partitions chantées sont superbes, la scénographie, les costumes et les déplacements des comédiens sur le plateau offrent des tableaux saisissants de beauté et il règne une unité de justesse de jeu à applaudir. Grace Ellen Barkey a des moments de grâce, notamment lorsqu’elle exprime corporellement le chagrin de mère qui dévore Tracy. Anneke De Leersnyder est émouvante dans son rôle d’infirme qui ne supporte plus de se sentir physiquement diminuée. Tous expriment avec conviction le désenchantement d’un monde en déclin et leurs sursauts désespérés de foi en un avenir meilleur.
On arguera pourtant que si l’on adhère entièrement à l’esthétique et au credo suivant de Jan Lauwers : » Malgré la noirceur, je crois en l’humanité. Place du Marché 76 est ma réponse à Dogville de Lars von Trier. mon cœur reste optimiste, même si mon âme devient de plus en plus pessimiste »( Extrait de l’entretien réalisé par Gwenola David, La Terrasse), cette pièce expose des minutes presque insoutenables ( le « viol » de Pauline essentiellement ) dont on n’est pas sûr qu’elles soient indispensables à représenter pour la compréhension. Tout montrer, en effet, c’est renier la puissance des mots. Le film Festen de Thomas Vinterberg prouve qu’on peut évoquer le sordide sans le matérialiser sous nos yeux. Si l’on n’est plus à l’époque des bienséances classiques érigées en obligation sur les planches, l’on n’est pas obligé non plus d’affronter l’insoutenable sous prétexte qu’on est moderne! Le viol est une monstruosité, davantage encore sur un enfant, et le montrer est malsain, même si l’intention de faire réagir est judicieuse au départ. Tout montrer, c’est aussi oublier la multiplicité des expériences dont est composé un public. Si les maux sont universels ( malheureusement), ils n’atteignent pas tout le monde ( heureusement), mais heurter par la violence de la représentation réaliste ceux qui ont subi certains maux, c’est un peu s’adonner aux habitudes désolantes de l’information actuelle qui sert en pâture le malheur pour attirer le regard des foules. Jan Lauwers et sa compagnie, si humaniste dans leurs propos et si poétique dans leurs démarches, pêchent par excès de zèle, semble-t-il. L’intensité d’un spectacle peut naître sans trop bousculer, en respectant la sensibilité des spectateurs et, de surcroît, si le thème universel de la rédemption est passionnant à décliner, la question du pardon est personnelle à chacun et l’on ne peut pas banaliser certains actes ( les penchants d’un père pour sa fille, les violences sexuelles d’un frère pour sa soeur, la complicité d’une épouse dans une séquestration) en brandissant l’amour comme cheval de bataille….Au risque de passer pour pudibond dans une société qui s’enorgueillit d’être libertaire et devient par là souvent inconséquente, on défendra l’idée que l’art ne doit pas être exempt de toute question de moralité. Dommage donc : sans ces quelques minutes de vidéo inutiles, l’on aurait qualifié le spectacle d’époustouflant!
Une pièce propre à la controverse que l’on vous incitera cependant à aller voir… parce que le travail de la Needcompany est incontournable et que, si vous l’ignoriez encore, allez donc voir combien la Terre est noire comme une orange….
Place du Marché 76
De Jan Lauwers & la Needcompany
Compositeurs: Rombout Willems ( été, printemps) , Marteen Seghers ( automne), Hans Petter Dahl ( hiver).
Costumes: Lot Lemm
Avec Hans Petter Dahl, Catherine Travelletti, Benoit Gob, Anneke Bonnema, Julien Faure, Sung-Im Her, Yumiko Funaya, Grace Ellen Barkey, Romy Louise Lauwers, Emmanuel Schwartz, Maaerten Seghers, Jan Lauwers, Elke Janssens
A lire aussi:
Cosmos : Une mise en scène de Joris Mathieu astrale mais trop chaotique
Antiteatre : Un diptyque théâtral « expressionnant ! »
Edward Albee : L’homme est un animal comme les autres
The suit : l’adultère magnifié par Peter Brook
Bernard Pivot: Ce gratteur de têtes aux souvenirs précieux
Dates de représentation:
Les 21 et 22 novembre à la Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau ( 34)