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Héloïse Guay de Bellissen entre lyrisme trash, humour et tragédie

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Par Laureline Amanieux – bscnews.fr/ Crédit photo: Nicolas Delpis/ Héloïse Guay de Bellissen a trente et un ans. Ancienne libraire, déjà auteure de livres consacrés au slam aussi bien qu’à Spinoza, elle signe un premier roman bouleversant aux éditions Fayard, entre lyrisme trash, humour et tragédie.

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Le roman de Boddah, c’est un titre inattendu parce que votre roman raconte les dernières années de Kurt Cobain. Alors qui est Boddah ?

Boddah, c’est l’ami imaginaire que Kurt Cobain avait inventé lorsqu’il avait deux ans. C’est lui le narrateur qui raconte l’histoire de Nirvana, de Kurt Cobain et de sa femme Courtney love. Boddah est un personnage fabuleux parce qu’on peut lui faire dire tout ce qu’on veut. Je voulais écrire une histoire d’amour, j’ai pensé à ce couple d’artistes parce qu’ils sont d’un autre monde, et je les aime profondément. Je voulais trouver un angle d’attaque intéressant, magique, qui me permette de m’amuser en écrivant. J’ai lu toutes les biographies, regardé tous les documentaires, réécouté Nirvana, et quand j’ai relu la lettre de suicide que Kurt Cobain a dédiée à Boddah, c’est devenu une évidence, c’était forcément lui qui devait raconter l’histoire, parce que c’est lui qui sait tout, il est omniscient. Et qu’un type de 27 ans ait pu garder jusqu’à sa mort son ami imaginaire d’enfance, je trouvais cela trop beau pour ne pas en parler.

Kurt Cobain a créé cet ami imaginaire, mais vous, en tant que romancière, vous l’avez créé une seconde fois.

Oui, j’ai eu la sensation de continuer ce que Kurt avait déjà créé, c’est assez fou, car j’aime Kurt de manière viscérale, ça date de leur second album en 1991, Nevermind. Pour tout dire, j’étais amoureuse d’un garçon dans la cour de mon école et un jour, je le vois porter un T-shirt de Nirvana, reproduisant la pochette du disque, avec le bébé dans l’eau. Du coup, j’écoute le groupe, et je me suis dis : « cette musique, c’est ma vie ». Donc tout est parti d’une histoire d’amour imaginaire, car je ne suis jamais sortie avec ce garçon, mais grâce à lui, j’ai découvert l’amour musical en Kurt Cobain. Il a su inventer une musique rituelle qui rassemble.

Est-ce que vous vous êtes identifiée à votre narrateur ou lui avez-vous donné une personnalité propre ?

Un peu des deux, parfois je parle à sa place, mais personne ne le sait, sauf moi. Je me suis souvent mise à la place de Kurt Cobain pour imaginer le tempérament de Boddah, et je crois avoir visé juste en fonction de sa sensibilité, de son esthétique. Boddah est punk, trash, doux, parfois fou, je pense qu’il est vraiment incarné ainsi. Il pose un point de vue sur la vie souvent nihiliste. Il est très contradictoire, ce qu’était vraiment Kurt Cobain dans la réalité. C’est comme un ange, mais qui n’est ni bon ni mauvais.

Et vous, vous aviez un ami imaginaire ?

• Je me suis rendue compte, après avoir fini le roman, que je tenais mon journal intime quand j’avais 14 ans, et que dans le journal, je m’adressais déjà à Kurt Cobain ! J’écrivais : « Cher Kurt, fais tomber la pluie, fais que le prof de math ne soit pas là… » Mais je ne le voyais pas comme un ami imaginaire, plutôt comme un fantôme, puisqu’il était déjà mort, à qui je pouvais demander des trucs importants à mes yeux, qui pouvait me comprendre de là où il se trouvait.

Vous comprendre et comprendre des générations entières. Vous écrivez dans votre roman : « Kurt a su faire durer un cri parce que la vie est trop courte. Un hurlement que tout le monde retient depuis l’enfance et qu’il a eu la force de proférer ».

Les années quatre-vingt-dix ont été difficiles pour beaucoup d’adolescents, ce sont les premières vagues de divorce, les gamins se sentent abandonnés. Kurt est issu de parents séparés, et sociologiquement, il pousse le cri que cette génération est incapable de pousser. Nevermind est un disque qui n’a été acheté que par des adolescents. À Noël, tous les gamins ont reçu des albums de Bruce Springsteen ou Génésis, puis ils vont échanger leur disque pour avoir Nirvana. Kurt correspond à leur psychologie à ce moment-là.

Vous le disiez au départ, Le roman de Boddah, c’est un roman d’amour fou : entre Kurt Cobain et Courtney Love. Vous écrivez qu’ils étaient « les miroirs cassés l’un de l’autre ».

Courtney a vécu également une enfance difficile, avec des parents hippies, un père peu aimant. C’est une nana un peu agressive, qui a connu les foyers, qui a été strip-teaseuse, elle a eu une vie très dure, mais elle a trouvé sa voie dans le punk et la musique. Elle essaie tout le temps de tirer son mari vers le haut, mais elle n’y arrive jamais. C’est un personnage intéressant. Quand elle a rencontré Kurt, ils se sont physiquement tapés dessus. Ils sont tellement partis de rien, partis de chez eux, en dormant à droite à gauche, qu’ils ne possèdent plus nos codes. Ils sont dans un monde parallèle. Ils ont inventé leur propre langage à eux, mais ils parlent le même, ce qui n’était pas évident !

Comment construit-on un récit avec des personnages qui ont ainsi vraiment existé ? Votre livre est un roman, mêlant réel et imaginaire : ce n’est ni une biographie ni un « biopic ».

C’est très compliqué, parce qu’on n’a pas envie de saccager leur vie privée, on pioche des choses dans différentes biographies, on les enveloppe avec des mots. Il y a vraiment des éléments réels et d’autres que j’ai inventés, je ne sais même plus où sont les vraies informations, donc ça pose forcément un problème éthique. J’ai raccordé des anecdotes présentes dans plusieurs biographies, en croisant les informations, et j’ai retenu les plus incroyables, quand tu te dis « ce n’est pas possible, ils n’ont pas pu faire une chose pareille ! Mais si ». Parfois, je pars d’un dialogue réel dont on possède les bribes, et j’ai cousu un autre dialogue par-dessus ; sinon je les ai inventées. Je me suis appuyée surtout sur la biographie officielle de Courtney Love. J’écoute sa vérité, même si c’est subjectif, car c’est elle qui survit, qui fait partie de l’histoire. Je ne trahis jamais sa parole, je ne la mets pas en cause. J’ai essayé de faire le plus juste possible et le plus romanesque possible. Boddah raconte de manière franche, mais sans juger ni traiter aucun des personnages de psychopathe.

La drogue est aussi un personnage dans le roman détruisant ce couple qui fait la une des journaux. Vous en parlez comme d’un ménage à trois.

L’héroïne fait partie intégrante de leur vie, c’est la troisième roue du carrosse, un spectre entre eux, mais aussi quelque chose qui les relie, au-delà de leur amour. C’est clair : l’amour est bien la rencontre de deux névroses. Boddha est impuissant face à cela.

Kurt traversait une souffrance physique et mentale dont il n’arrivait pas à s’extraire.

Il a la maladie de Crohn qui lui bouffe les intestins, et des ulcères terribles, qu’il ne veut pas soigner normalement. Il tombe d’ailleurs dans la drogue justement pour essayer de souffrir le moins possible. Mentalement, il n’a pas réussi à sortir des souffrances de son enfance. Pourquoi certains vont s’en remettre et pas d’autres ? Je n’en sais rien. Il avait tout pour réussir, parce que créer, c’est sortir de quelque chose. C’est ce qui me séduit chez lui, d’avoir tout et de ne pas y arriver quand même, et finalement de tirer sa révérence quand il n’en peut plus. C’est poétique.

Votre écriture aussi : vous écrivez que Kurt est « un bon mourant » comme il existe des bons vivants.

Il se détruit non-stop, il détruit ses instruments, sa vie de famille… Ce qui est étonnant chez lui, c’est qu’il peut détruire ses guitares avec une grande brutalité, mais détruire sa vie et celle des autres, avec une certaine douceur : il se cache pour se droguer, il n’essaie pas d’entraîner les autres, il se suicide seul dans une petite maison à côté de la sienne. En même temps, il est suivi par des millions de fans qui sont déjà des gamins démolis et que sa mort va démolir. Dans sa lettre de suicide, il leur dit d’ailleurs : « ne me suivez pas, ça me concerne. Paix, amour, empathie », ce sont vraiment ses trois derniers mots.

« L’enfance est un don éphémère », écrivez-vous. Le génie et la souffrance de Kurt, est-ce que c’est d’être resté dans cette enfance ?

Il y a un moment où il faut se retirer de l’enfance, il faut décider d’être dans le réel, et même si je n’aime pas trop le terme, d’être adulte, d’avoir l’âge qu’on a et de faire les choses normalement. Kurt était quand même un père de famille, un très bon musicien, et il est resté coincé dans son enfance, il n’a pas passé le cap. Peut-être que tous les artistes ne passent pas vraiment ce cap. Mais lui, est resté dans la douleur. C’est dommage, parce que je pense que dans la vie, il y a une possibilité de rester enfant, de garder l’émerveillement de l’enfance, mais sans rester uniquement dans la souffrance. Parfois, Boddah manifeste de la colère contre lui, en disant « essaie d’être adulte et assume », mais il est aussi ambigu, car si Kurt devient adulte, est-ce que Boddah peut rester en vie ? C’est toute la question. Lorsque les maux de ventre de Kurt s’apaisent à une période de sa vie, c’est super, mais je fais dire à Boddah que ce serait bien si Kurt continuait à avoir mal pour que lui puisse continuer à exister.

Kurt meurt peut-être de trop d’enfance et Boddah survit dans votre roman…

Oui, à la fin du livre, on peut répondre à Boddah et devenir son ami réel !

On doit préciser que ce n’est pas du tout un roman tragique, c’est aussi un roman comique.

J’avais envie de souligner l’humour de Kurt Cobain. Il avait un côté Pierre Richard qui me fait rire. Ce n’est pas un personnage tragique. Même sa mort à la fin, je n’ai pas voulu la raconter sur un mode tragique, mais plutôt paisible : il voulait en arriver là, il n’y avait que cette solution, il l’a prise comme il aurait pris une autre décision dans sa vie. Sa lettre de suicide est limpide : il n’a juste plus envie. Et puis, il y a un côté burlesque dans le rock, qui ne se prend pas au sérieux. Cela aurait été trop simple d’aller vers le pathétique, on sait que Kurt va mourir, mais il faut des passages lumineux et drôles avant d’en arriver là.

Quelles sont les parts lumineuses chez Kurt ?

J’ai l’impression que Kurt n’a jamais compris que la lumière était en lui et que les évènements tiraient simplement cette lumière de lui. Quand il signe un album chez un gros label, il est heureux, même s’il tourne tout en dérision. Quand il rencontre Courtney aussi, il ne veut pas se l’avouer, mais il est ultra content. Il fait tout pour ne pas être trop lumineux, en fait. Peut-être qu’il avait peur. On est lové dans une espèce de torpeur quand on souffre, et quand on en sort, on ne voit même pas que c’est lumineux. Le truc rassurant, c’est de rester dedans. J’ai créé mon personnage ainsi. Est-ce que Kurt était vraiment comme ça ? Je ne sais pas, mais c’est quand même une vraie fan de Nirvana qui parle, une vraie empathique. Ce n’est pas pour autant un roman de fan. Kurt n’est pas une icône dans le livre. Il a un côté looser, paumé, il est une icône malgré lui, avec ses démons. Il n’est pas au-dessus des autres. Il est comme nous.

À propos de Kurt, vous écrivez : « Votre existence ne tient qu’en quelques échelons à gravir ; et quand vous êtes arrivé au sommet, reste plus qu’à se jeter ».

Il y a un temps pour se comprendre et un autre pour vivre les évènements. En trois ans, il a vécu tout ce qu’il aurait dû vivre en vingt ans : le succès mondial, les tournées infernales, l’amour, le mariage, la paternité. Tout lui est arrivé en même temps, tout a été condensé, il n’a pas pu en profiter pleinement. On dit toujours que mourir à 27 ans, c’est affreux, mais il avait déjà vécu la plupart des évènements qu’il avait, lui, à vivre.

Dans Le roman de Boddah résonnent parfois des accents philosophiques. Or, vous avez écrit plusieurs livres de philosophies avant ce roman.

Juste avant, j’avais écrit un livre sur la pensée de Spinoza, qui m’avait beaucoup aidée dans ma vie personnelle, comme la nécessité de rester dans le présent, de se relier à la Nature. Je pense que le fantôme de Spinoza plane au-dessus de ce roman sur Kurt Cobain. C’est tellement intrinsèque, que je ne peux pas vous citer sa pensée. C’est une porte qui s’ouvre en soi ; Spinoza a ouvert un espace inédit en moi, de compréhension nouvelle. Le livre sur Kurt aurait été, sans doute, différent si je n’avais pas écrit cet essai avant.

Et la musique rock, dans quelle mesure influence-t-elle votre style ?

Le rock fait partie intégrante de ma vie depuis très longtemps, mais j’ai écouté plutôt des musiques contemplatives en écrivant ce roman pour poser des mots sur un paysage émotionnel, avec des instruments rock et classiques. Mon roman est rock-n-roll, grunge aussi, mais, j’espère, avec cette dimension planante et existentielle. J’aime les choses viscérales, sinon ça ne m’intéresse pas. Je ne peux pas faire autrement. De l’organique, sinon rien.

Est-ce qu’on peut raconter un secret ? Écrire la fin de ce roman a été une épreuve pour vous, une souffrance. Vous avez eu du mal à écrire le dernier chapitre.

Oui, car c’était la fin de mon histoire avec lui, après trois ans lovée dans ce livre. Tuer ce personnage m’a fait de la peine, mais j’étais obligée. C’était mon histoire avec Kurt, avec Courtney, avec Boddah et mon histoire avec ma propre enfance qui devait s’arrêter, et en plus, je me mettais à la place du lecteur qui attendait la fin de ce roman, quel chaos ! En le tuant, j’ai tué mon enfance, c’est dur, mais c’est bien de pouvoir changer, d’évoluer grâce à lui. Tous les artistes créent pour sortir de quelque chose et accéder à autre chose. C’est fantastique d’avoir pu écrire à partir de quelqu’un que j’adore, qui m’a fait grandir : Kurt n’a pas pu grandir, mais j’ai pu grandir grâce à lui. Lui et sa musique nous ont tous fait grandir.

▶ Héloïse Guay de Bellissen

Le roman de Boddah, éditions Fayard, 2013.

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