arnoo molière

La Folie Sganarelle imaginée par Claude Buchvald

Partagez l'article !

Interview de Claude Buchvald – Propos recueillis par Julie Cadilhacbscnews.fr/ Photos Pierre François/ Illustration Arnaud Taeron/ Oui, Molière a écrit de splendides comédies. Mais son écriture caustique et son goût du rire subversif se sont saisis aussi à maintes reprises du genre de la farce et y ont brillé tout autant. Une force étonnante, des résonances  terriblement contemporaines se dégagent de ce genre né au Moyen-âge: « La farce nous venge avant tout de nous-mêmes, joyeusement, épingle nos propres lâchetés et nos hypocrisies. Mais les traque et les fustige partout où s’étale la prétention des profiteurs, opportunistes, imposteurs, faux savants, pères abusifs, etc… » explique Claude Buchvald, comédienne, metteur en scène et Maître de conférence au Département théâtre de l’université Paris 8. Elle a imaginé La Folie Sganarelle, une « pièce montée » dans laquelle le spectateur aura le plaisir d’entendre ou de réentendre tout à la fois L’Amour Médecin, Le Mariage Forcé mais aussi La Jalousie du Barbouillé du grand Jean-Baptiste Poquelin.

propos recueillis par

Partagez l'article !

Ce spectacle est l’occasion de redonner de l’espace et de la liberté aux mots,  de faire vibrer une « langue roborative (…),qui incendie les planches et nous communique son énergie dévastatrice et salvatrice »; la langue d’un virtuose, comédien, metteur en scène et dramaturge qui n’a jamais cessé de mettre l’amour au centre du propos malgré les tempêtes et/ou les désillusions personnelles. Vu qu’il n’y a point de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, on vous propose d’entendre avec les yeux  et comme on sait que quatre questions valent mieux qu’une, on en a posé vingt parce que quand on aime, on ne compte pas, retenez bien!

 

Vous avez mis en scène Rabelais, Valère Novarina puis Molière… y a -t-il un fil conducteur dans cette succession de choix ou est-ce simplement une question d’affinités littéraires?
Oui. Ce sont des explorateurs de langues, des auteurs qui parlent au présent, ouvrent des champs de recherche et des terrains de jeu inépuisables; ils parlent entre eux, résonnent entre eux; ils traversent le temps dans un sens et dans un autre selon le point de vue de l’écoute… Ils sont là où l’imaginaire ne cesse de s’ouvrir, de proliférer, et la pensée avec. Ce sont des novateurs dont les racines descendent très loin dans le temps. Ils ont cette passion de la parole portée par le souffle, l’esprit… Ils savent que le rire  est le moyen le plus subversif, le plus fort, le plus vivant pour nous révéler à nous mêmes, pour  dire « mort à la mort » selon la formule de Valère Novarina.

Vous menez des ateliers de recherche  et de création sur « le champ de l’écriture théâtrale et poétique depuis les premières épopées jusqu’aux textes contemporains, avec le souci constant de l’art de l’oralité et de l’espace »? Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce travail?
L’université fut véritablement pour moi l’alma mater, et l’est toujours restée. Elle demeure le seul lieu où une recherche féconde (parce qu’également alimentée par une réflexion esthétique et historique ) puisse se poursuivre hors des contraintes et aléas de la production et où la dichotomie théorie / pratique puisse être surmontée. C’est comme lieu de transmission (en amont comme en aval) et d’innovation, que l’Université tient une place essentielle à la pratique de mon art.
J’ai commencé par consacrer plusieurs années à l’étude des tragiques grecs. Ensuite, je suis passée au théâtre classique français du XVIIe siècle, Racine, Corneille et Molière essentiellement. Je me suis aussi plongée dans le théâtre de Shakespeare et de Calderon tout en travaillant par ailleurs sur les auteurs contemporains tels Jarry, Handke, Pasolini, Koltès, Py, Dimitriadis… et surtout Valère Novarina (pendant près de 15ans en France et à l’étranger : sept mises en scènes avec l’Opérette Imaginaire jouée au moins 200 fois !).
J’ai aussi exploré les grandes épopées fondatrices (Gilgamesh, L’Odyssée d’Homère, …), et toutes sortes de manifestes… Et des années durant, j’ai cheminé dans l’oeuvre de Paul Claudel.  C’est après un  long passage par les œuvres de Rabelais et d’Homère que je suis revenue à Valère Novarina avec Falstafe, une pièce écrite d’après les deux Henri IV de Shakespeare. Ces années de recherche ont alimenté l’étude depuis longtemps engagée dans et hors l’université, bien avant mes premières années d’enseignement.
Depuis plusieurs années je travaille sur Le Choc des Langues et le Monologue démultiplié » : titre générique d’un travail de recherche et de création, qui, (même si le français reste l’élément essentiel), confronte des acteurs de langues différentes à une même œuvre dramatique (ou non) et dans son écriture originelle  et  dans ses traductions ; ou bien tisse des liens entre des textes d’auteurs d’origines et de siècles différents. Nous démultiplions à la fois les rôles et les textes. Nous ouvrons des perspectives. Sachant qu’un monologue contient une multitude nous pouvons aussi bien le dire seul qu’à plusieurs, et le faire décliner sous diverses formes…
En voici les caractéristiques essentielles telles que je les annonce en début d’atelier, sachant que ce ne peut être qu’un point de départ à nosLa folie sganarelle pérégrinations :
Le but n’est pas que les acteurs se rencontrent sur un terrain commun, bien qu’ils occupent le même plateau, mais que chacun garde son territoire, sa langue, ses particularités, une façon propre et unique de s’emparer du texte, et de l’espace. D’en appréhender toutes les dimensions. Il n’est pas nécessaire de transformer le monologue en dialogue, ni de faire semblant de justifier des rapports ; mais au contraire de voir cet intervalle qui les sépare tout en ménageant d’infimes interférences, ou des déchirures brutales et soudaines entre eux.  Et cela ne se produit pas dans le chaos, mais dans une organisation souterraine, une sorte de labyrinthe mental  dans lequel chaque langue en éclaire une autre pour avancer, chaque son l’enrichit, l’élargit, la creuse, jusqu’à y découvrir des racines communes ou divergentes. Il en est de même pour la démultiplication de rôle sur un texte commun.
Ce travail va bientôt se réaliser avec Erotokritos, épopée d’amour du 17è siècle crétois que nous allons jouer  dès la rentrée prochaine en plusieurs langues, et en échos avec Paris et Vienne du provençal Pierre La Cépède, l’Orlando Furioso d’Arioste, la Divine Comédie de Dante, Les Sonnets de Shakespeare, L’Antigone de Sophocle… (dans leurs langues respectives) .

Votre travail de comédienne et de metteur en scène est donc indissociable de celui d’enseignante à l’université, en études théâtrales.
Le mot « étude » est sans doute celui qui permet de repousser dans l’ombre le dualisme qui sépare la théorie de la pratique : la « praxis ». Étudier, c’est enseigner et être enseigné, exposer son travail à la lampe de la réflexion comme à l’épreuve d’une expérience, parmi de multiples autres, concrètes / abstraites, amoureuses / critiques ; c’est aussi (re)découvrir des formes traditionnelles, expérimentales ou les deux à la fois. Plus que l’antichambre de la création, c’est déjà la création.
Ainsi mon travail de comédienne et surtout de metteur en scène n’a-t-il jamais cessé de se concevoir à l’intérieur de cette forge qu’est l’Université, très tôt ouverte aux artistes à Vincennes… Transmettre et éprouver un savoir, aussi bien à l’intérieur qu’en dehors de la Faculté constitue une part importante de mon métier : cette activité est vitale non seulement pour moi mais pour le public auquel elle s’adresse. La place qui est la mienne, au croisement des deux activités, universitaire et artistique est rarement occupée au sein de l’institution. Cette place, d’autant plus précieuse puisqu’elle tisse des liens entre deux champs qui n’en font qu’un, est particulièrement justifiée pour le théâtre qui, tout en étant un art autonome, n’en est pas moins au croisement des lettres, des arts plastiques, des arts du son, de la musique, du chant, de la danse… Et de l’espace.

Oralité et espace de tréteaux sont au coeur de votre esthétique : votre théâtre se rapproche donc de celui qu’exerçaient les premiers comédiens  » professionnels » de la Commedia dell’Arte?
L’espace de tréteaux, n’est pas toujours au cœur de mon esthétique, mais il est vrai que pour La Folie Sganarelle nous nous en sommes inspirés, tout en lui donnant de nouvelles perspectives. L’espace est traité dans toutes ses dimensions : les entrées et sorties sont multiples et s’entrecroisent. L’espace inspiré de l’architecture du castelet, se plie et se déplie selon la dynamique des pièces ; le temps s’accélère ou s’immobilise, le proche et le lointain se superposent. Il y a traitement poétique des costumes, et l’espace (concret et abstrait à la fois)  nous fait entendre le texte au présent sans pour autant le couper de ses origines.  Il y a aussi tout l’univers sonore et musical qui n’a rien à voir avec le 17è siècle (à part peut-être des échos de boîte à musique), mais  travaille en contrepoint avec le décor et les acteurs, (en tout cas rien d’illustratif) : tout procède au mouvement.
Pour les costumes il faut préciser que je travaille depuis des années avec Sabine Siegwalt avec qui une complicité de regards s’est établi, et des goûts partagés pour l’univers des peintres primitifs et contemporains. La distribution des personnages, leurs mouvements, leurs transformations, la matière des tissus, les couleurs, le traitement des accessoires (jamais anodins), nous plongent à chaque fois dans un monde sensible, pictural, vibratoire, et procède amplement à tout le travail dramaturgique. J’attache une grande importance à cette étape de travail et le fait d’assister progressivement à la métamorphose des acteurs, selon les différentes étapes d’essayage au cours des répétitions, nourrit énormément l’imaginaire, et le travail dans ses détails les plus infimes.
Quant à la Commédia dell’Arte, cette discipline n’est pas mon référent essentiel, loin de là ! On peut y faire quelques clins d’œil par moments mais c’est tout. En tout cas rien de figé ! Le jeu procède d’une dynamique bien plus proche de nous, au présent absolument. Les corps sont dansés, propulsés, agis par des forces qui les dépassent ; les rythmes pluriels, (et contradictoires par moments) structurent le tout et déclinent le sens en étoilement, comme si les personnages étaient la plupart du temps, (comme  dans la vie) dans l’impossibilité de s’entendre. Et le comique vient de là.

sganarelleComment travaille-t-on l’oralité à partir de supports écrits? Donnez-vous de la liberté à vos comédiens vis à vis du texte? Au moins lors des premières répétitions?
Au début, nous pratiquons une sorte de décryptage rythmique. Nous nous appliquerons à comprendre la partition musicale du texte, à saisir la valeur du silence et son impact. Nous nous efforçons de percevoir les changements de plans dans l’espace, le mouvement de la pensée, de façon à atteindre « le parler visible » (dont parle Claudel dans ses écrits sur le théâtre). Il s’agit avant tout, d’envisager l’écriture dramatique non pas d’abord comme collection des personnages à représenter, mais comme une énergie à saisir dans son entier du premier soupir jusqu’au point final, et à chaque instant de son dépliement : un champ de force, de chocs, de courants… Ce n’est plus une construction psychologique aléatoire, une douleur introvertie par exemple qui nourrit la matière, mais la matière elle-même qui agit dans son mystère, et par sa délivrance, de bouche en bouche, de corps à corps. Par ce processus  de descente dans la matière, l’acteur somatise le texte de plus en plus, jusqu’à libérer une immense énergie vitale, et un imaginaire décuplé. L’émotion, la vérité, viennent de ces phénomènes.

Un retour aux origines du théâtre en quelque sorte?
L’œuvre que nous tenons dans nos mains est une collaboration de l’imaginaire et du désir dont il nous faut comprendre ce que « cela veut vouloir dire ». Puisque l’art du théâtre est avant tout scénique et  non pure littérature, notre travail doit nous conduire à nous décoller de l’écrit pour le déployer en oralité, quelle qu’en soit l’étrangeté. Au temps des anciens grecs c’était le poète qui faisait apprendre le texte par cœur à ses acteurs. L’oralité primait ; les rythmes étaient inscrits avec les mots, non seulement pour l’oreille mais aussi pour tout le corps… La mémoire, sollicitée de toutes les façons, était infiniment plus développée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et l’espace était structuré selon une physique concrète et très précise (coryphée, chœur, protagoniste, dieux, public…).          
Quand on a une vraie pratique du souffle, du silence, de l’écoute, de la musique enfin, alors jour après jour le corps devient danseur : la parole danse devant les acteurs, elle vit sa vie.
Ainsi les acteurs ne sont-ils plus prisonniers de l’affect, du pathos… Le corps s’allège d’un poids énorme et se met à danser, non dans l’assurance, selon un quelconque esthétisme, mais sur le fil, en quasi-déséquilibre … Il y a une pluralité de sens qui se déploient sur le plateau dans chaque mouvement, chaque geste, si infime soit-il. On dirait qu’il n’y a plus d’opacité… Et cela agit sur le public, avec le public. La parole l’atteint et va bien au de là de lui.

Quelle part de liberté laissée aux acteurs?
Avant toute chose, ll est quand même à noter que nous n’avons eu ensemble que six semaines et demie de répétitions, et que j’avais demandé aux acteurs de venir texte su. Mais malgré tout nous avons fait en sorte que chacun explore ses trajectoires, et participe à un travail collectif préparatoire, concernant en particulier les scènes de groupe (Médecins, mariage, etc…).  Considérant ces contraintes, la liberté est effective après que les acteurs se soient familiarisés dans tous les sens avec la métrique du texte, qu’ils en aient saisi les rapports, la densité, le mouvement ; que la mémoire ait accompli son travail  de creusement, et de polysémie ; qu’ils aient appris et longuement répété les parties chantées,  etc… qu’ils ne se soient jamais installés dans une forme d’interprétation figée, mais qu’à chaque répétition ils continuent, d’explorer, de déplacer, de mettre en abîme ce qu’ils croient avoir trouvé la veille (tout en respectant le rythme qui les réunit). Chacun se livre à un parcours singulier, avec des heurts, des doutes… Pour Claude Merlin/Sganarelle par exemple, autour duquel tout virevolte et qui ne quitte pratiquement pas le plateau durant les trois pièces, il s’agissait jour après jour de trouver comment ne pas laisser s’épuiser son énergie tout en se laissant emporter dans la sarabande dont son personnage était la victime : une véritable performance physique, et  pendant les répétitions, et sur scène bien sûr où il s’agit de tout donner. Jouer Molière n’est pas de tout repos quand nous voulons que sa force et sa vérité lui soient rendues aujourd’hui, toutes pleines de ce qui  non seulement lui a précédé, mais surtout lui a succédé. Alors seulement une part est laissée à l’improvisation, travaillée et retravaillée, jusqu’à ce qu’elle coule de source. C’est ainsi qu’à chaque représentation la scène de l’Orviétan dans l’Amour Médecin est en partie livrée à l’improvisation, (comme sans doute elle l’était du temps de Tabarin, puis de Molière, par les marchands/acteurs du Pont Neuf, et …). Il y a aussi des libertés prises par rapport à la  fabrication des scènes, par exemple celle avec les égyptiennes dans Le Mariage Forcé,  traitée comme dans un rêve, tellement le délire semble à son comble dans l’enchaînement des évènements, et l’épuisement de Sganarelle effectif à cet endroit précis. A cet endroit, le travail a été fait en collaboration avec l’acteur Benjamin Abitan, et l’univers sonore et musical du compositeur Blaise Merlin.

Qu’est-ce qui vous séduit en premier chez Molière? sa perfection classique, son génie des situations burlesques, ses personnages truculents qui sont, pour beaucoup, des héritiers de la Commedia dell’arte justement?
Je pourrais dire avec Copeau que : « Molière est notre parfait modèle, parce qu’il est essentiellement cela : un metteur en scène infaillible, c’est-à-dire un homme dont l’imagination prend feu devant les possibilités du théâtre, qui applique son génie à tirer de ses possibilités un parti extrême, qui voit d’emblée toutes les perspectives du jeu que lui ouvre la scène, ne s’embarrasse jamais dans le mouvement ni dans la phrase, et sait faire tout ce qu’on peut faire dans un certain ordre? »[1]
Chez Molière, Shakespeare, Racine, etc, les personnages sont mus par des passions, des convictions, des entêtements. Ils ne se déplacent pas simplement d’un point à un autre, ils sont tirés par des forces qui les dépassent, des états excessifs, incontrôlés. La parole les agit, le souffle les éjecte, L’acteur contient en lui l’animal qu’il sacrifie pour éradiquer les vieux démons qui nous possèdent. Le sacrifice est entièrement consumé le temps de la représentation pour que la pensée puisse se propager dans tout le corps humain, dans tout le corps du théâtre où demeurent et les acteurs et les spectateurs. Le texte a brûlé dans les chairs. Le sacrifice va alors provoquer un réveil ; non seulement celui de Sganarelle, accablés de coups et gisant comme mort, mais de l’acteur en lui qui vient le visage livide saluer son public. Ce sacrifice n’est pas un rite accompli pour lui-même, mais ce qui advient après tout ce qui a été traversé quand les acteurs et les spectateurs retrouvent leurs visages sans masque, nettoyés, avec la vie imprimée sur les pupilles.

Comment définiriez-vous la langue de Molière?molière sganarelle
La langue est vivante définitivement. Dès qu’un théâtre l’accueille, elle est prête à faire son ouvrage, à revivifier d’elle-même la pensée dans tous ses filaments, méandres, échos. La langue a gagné en intensité et étrangeté au cours des siècles, elle doit garder sa singularité d’origine et la vie que l’auteur lui a insufflée ; ne pas craindre cet éloignement apparent qui nous la rend si étrangère par moments, mais au contraire prêter l’oreille à ce qui nous semble le plus incompréhensible et l’offrir avec encore tout son mystère, tel l’ange annonciateur. Il ne s’agit pas pour autant de la rendre archaïque, saugrenue, sous prétexte d’en respecter toutes les particularités, mais simplement de la rendre à elle-même dans le temps que nous vivons sans nous préoccuper de la moderniser ou non. La modernité passe, ce que renferme le poème reste intemporel (un intemporel qui inclut le présent et tous ceux qui lui ont succédé) .  En outre, si nous voulons qu’elle ait un impact sur le présent autant aller à la quête du noyau qui l’a engendrée avec la violence et le feu : cette énorme énergie latente prête à jaillir et fertiliser le temps. Le théâtre devient alors politique (si on entend par politique non un endoctrinement idéologique, mais une présence active dans la cité des hommes.) Cela se passe ici et maintenant et doit avoir un effet immédiat sur le réel, (et non pas chercher à représenter un réel hypothétique). Ce potentiel est contenu dans le poème dès l’origine : à nous d’y aller …

Pourquoi ce titre: La folie Sganarelle?
Parce que c’est la folie, l’entêtement, l’égarement de Sganarelle qui emportent tout ; et aussi la folie qui se contamine des uns aux autres ; la non communication, l’obsession des Docteurs par exemple, le  goût du profit et l’amour qui tournoient ensemble…. parce que le théâtre est le lieu où se condense en peu de temps toutes sortes de chocs, de contradictions, des crises épouvantables qui mettent la raison a dure épreuve et ouvre en même temps d’autre champs à l’entendement, et libère l’imaginaire à toute vitesse… Et souvent la folie a  à voir avec l’amour… « L’amour a ses raisons que la raison ne connaît pas …»  dit-on, il me semble.
Vous avez choisi de mettre en scène trois pièces de Molière : L’Amour Médecin, Le Mariage Forcé et La Jalousie du Barbouillé.  Vous avez pris des extraits de chaque texte ou tout livré intégralement?
Ce n’est pas un mélange de morceaux de textes. Pour l’Amour Médecin et Le Mariage forcé, c’est le texte intégral que Molière a repris dans son théâtre (sans la partie ballet) avec une partie improvisée (les vendeurs d’orviétan).
Pour La Jalousie du Barbouillé j’ai effectué quelques coupes pour alléger la partie du docteur qui se répétait avec Le Mariage forcé .

On connaît mieux le Sganarelle du Médecin malgré lui ou celui de Don Juan, pièces  dans lesquelles il a un statut de valet : pourquoi avoir choisi de montrer trois pièces dans lesquelles il n’a justement pas ce statut-là?
Mon choix ne s’est pas fait en raison de ces différences, mais plutôt dans une cohésion dramaturgique qui rendrait possible l’enchaînement de ces 3 pièces. Je les ai choisies et pour leur forme condensée et la violence contenue, exacerbée par la dimension comique. L’Amour Médecin et Le Mariage Forcé sont des pièces tardives, contrairement à La Jalousie du Barbouillé qui serait  une de ses toutes premières farces jouées par l’Illustre théâtre. Nous avons fait en sorte que les deux pièces autour des malheurs de Sganarelle, se répondent, s’enchaînent, et « s’enveniment » l’une l’autre, pour, en épilogue avec La Jalousie du  Barbouillé, entrer dans l’enfer du ménage et assister, en quelques courtes scènes, à la totale déroute du mari (ici Sganarelle en la figure du Barbouillé).

Qui est Sganarelle?
Je vous livre ici ce que j’ai écrit pour le Théâtre de la Tempête (Cartoucherie de Vincennes) à ce propos:
 » Qui est Sganarelle ? Pour le découvrir, suivons le dans ses  « aventures », qui pourraient se décliner comme celles des héros récurrents des vieux films comiques ou bandes dessinées : Sganarelle ne veut pas marier sa fille, puis Sganarelle ne veut plus se marier, et enfin Sganarelle marié. Tour à tour veuf et père berné, fiancé bafoué, époux trompé, il est celui sur qui les malheurs pleuvent : il n’épargne rien pour parvenir à ses fins, mais comme celles-ci sont toujours un peu biaisées, un peu tordues par l’égoïsme de mesquines passions, rien ne l’épargne à son tour. Là est sa folie : il manie aveuglément le bâton qui va le rouer de coups et il subit impuissant le déchaînement des évènements. Pauvre Sganarelle ! »
La Folie Sganarelle est composée de deux comédies et d’une farce qui se répondent et s’enchaînent, pour former un triptyque au tempo frénétique : L’Amour Médecin, Le Mariage Forcé et La Jalousie du Barbouillé ( qui est  le canevas de Georges Dandin).  Trois moments se succèdent ainsi où se noue la vie d’un personnage qui, dans sa singularité, est aussi bien tout le monde, à commencer par Molière soi-même. Il devait bien s’y reconnaître pour lui marquer tant de prédilection, pour y être sans cesse revenu, en assumer le rôle dans toutes ses variations. Son double dérisoire, odieux et pathétique, dans son humanité que nous partageons ? Il scande ici trois étapes d’une existence qui ne l’a pas ménagé, depuis les premiers pas de L’illustre théâtre, jusqu’à la fin de sa vie. »

Le rapport maître-valet propice à de nombreux effets comiques chez Molière est-il très présent dans les trois pièces que vous avez choisies?
Dans l’écriture  de Molière, il est  surtout présent dans l’Amour Médecin avec Lisette, servante de Sganarelle. Mais j’ai développé le rôle d’un jeune serviteur nommé Champagne, qui tisse des liens visibles et invisibles entre les trois pièces. Il apporte un regard d’enfance, et une profondeur au propos ; il dilate, ou réduit le temps et l’espace en un clin d’œil… Il ouvre d’autres champs de perceptions. Et même s’il se fait malmener par moments, il est délibérément du côté de Molière/Sganarelle. Avec lui, Je me suis souvenue du jeune garçon que Molière a  pris sous son aile enfant, et qui est devenu le grand acteur nommé Baron consacré entièrement à l’œuvre de son maître. C’est lui qui a assisté Molière jusque dans ses derniers instants.
Et à travers les yeux écarquillés de l’enfance on peut penser aussi à Molière lui-même, se retrouvant, tel un petit Ariel pourvu de dons magiques, et une capacité énorme d’émerveillement.   

Sont-ce des pièces dans lesquelles l’écriture dramaturgique de Molière se cherche encore? Cette Folie Sganarelle est-elle l’occasion d’être confrontée aux versions « primitives » de pièces plus connues ( Le médecin malgré lui etc)?
Non. Comme L’Amour Médecin et Le mariage forcé sont des pièces tardives, vites écrites, parce commandées dans l’urgence par le roi, et cependant extrêmement maîtrisées, et subversives, (en tout cas concernant les docteurs, et particulièrement le diabolique personnage de Filerin dans Le Mariage Forcé). Bien-sûr elles contiennent de nombreuses traces de ses autres pièces, (sujets, répliques entières, etc…), mais leur condensation (une fois le Ballet supprimé) en font  des œuvres incisives qui traitent du pouvoir, de la nature humaine, et de ce qui de tout temps ne cesse de nous tourmenter. La  façon dont Molière traite les docteurs pourrait s’appliquer largement à nos politiques dans un certain contexte…
En s’intéressant à ces canevas archaïques connus de tous et en les composant très méthodiquement, Molière fait de ses pièces des chefs d’œuvres où toute forme de rhétorique est passée au hachoir de la langue, dans une sorte d’ivresse verbale, sonore, éructant par tous les orifices.  Aux acteurs de s’en emparer. Cette fête du langage, contenue en une aire de jeu de quelques mètres carrés est un court temps dilaté mentalement par la folie qui se propage de cerveau à cerveau.
Le français de Molière, dans sa perfection classique, sa fluidité, son élégance, ne se rend que plus transparent aux mouvements chaotiques, aux forces bouillonnantes et obscures qui habitent les passions humaines. Ce théâtre dont le spectateur est décidément le personnage principal, le roi en quelque sorte, celui qui regarde et entend autant qu’il est regardé, vu et entendu, est un théâtre de révélations réciproques. C’est pourquoi il est régénérateur et toujours joué au présent (quelle que soit l’époque où l’on s’y aventure et quel qu’en soit le « déguisement »).

Le thème commun, c’est la satire de la médecine et l’amour qui triomphe malgré tout? Aurions-nous tort de dire que Molière emprunte aux canevas italiens le noeud traditionnel des amours contrariés et le personnalise avec  sa revancharde détestation du corps médical ?
Ce n’est pas ce que Molière a emprunté ou pas qui m’a interpellée, mais l’homme lui-même (qui d’ailleurs a inventé le nom Sganarelle qui veut dire « le trompeur trompé » ) ; c’est son génie d’écriture, sa science et sa passion du théâtre, son engagement total dans son temps, les risques qu’il a pris… qui depuis des années font que je chemine à ses côtés (même si c’est la première fois que j’en fais un spectacle). Peu importe si les canevas, (que les italiens avaient eux-mêmes emprunté  à leur prédécesseurs) se retrouvent ça et là dans quelques unes de ses farces ; c’est ce que Molière en a fait qui ne cesse de nous bouleverser. Sans lui je n’aurais sans doute pas abordée l’œuvre de Novarina de la même façon. Il m’a ouvert les oreilles et initiée à la physique de la langue.  D’ailleurs pour être plus précis l’inspiration du Mariage Forcé ne vient pas des italiens mais de Rabelais ( le tiers livre précisément, dans lequel Panurge va demander aux uns et aux autres s’il doit ou non se marier).

Vous qualifiez cette folie Sganarelle d’exploration des passions humaines; vous dîtes que l’amour est plus souvent moteur de l’action et vainqueur en dernier ressort…l’amour est-il un ressort de la farce, je croyais que c’était la tromperie…
Dans l’Amour Médecin la tromperie est au service de l’amour qui triomphe… Et quand l’amour est vécu par de tout jeunes gens (comme pour Valère et Marianne dans le Tartuffe, ou Angélique et Cléante dans le Malade imaginaire, il y a largement de quoi se réjouir ! ). Et on peut dire sans se tromper que malgré sa mélancolie et ses difficultés sentimentales avec Armande en particulier, (de vingt ans sa cadette), Molière s’est toujours mis du côté des amants. Son théâtre entier à sa vie mêlé, sont une offrande à son art, à sa troupe… Il n’y a rien de morbide chez Molière ; on se joue de la mort  mais c’est la vie qui l’emporte toujours. Il y a là une énorme vitalité qui s’apparente à l’amour, et ce jusqu’au dernier souffle…

Vous parlez d’écriture autobiographique à propos de ces pièces….
Oui, c’est de Molière qu’il est question ; c’est de son rapport  intime à Armande (de 20 ans sa cadette), aux femmes, au pouvoir, à la médecine, à la philosophie (Descartes est à Paris), aux pédants, à la religion, à l’éducation… et au théâtre bien sûr.
Dans chaque pièce nous sommes au sein d’un drame, d’un questionnement, d’un déchirement que Molière a vécu sous tous ses aspects pour le rendre avec tant de virtuosité et d’intelligence à la scène. C’est avec les pieds qu’il écrit sur les planches du théâtre, de tout son être, pour lui et chaque acteur de sa troupe qu’il semble avoir incorporé. Et à le travailler dans tous les sens, à le jouer, à le souffrir, on sent bien que c’est sa vie à chaque fois qui est en jeu. Avec Dom juan, et Tartuffe, et aussi avec l’Amour médecin (qui pointent  précisément les médecins du roi), il prend des risques énormes ; il s’engage dans le moindre mot dans tout ce qu’il énonce, il se met lui-même en cause, et il  défait tous les préjugés…Tous les procès, attaques, faillites, deuils et chagrins qu’il a eu à subir en témoignent. Mais à chaque fois c’est son amour du théâtre et des acteurs qui l’emporte ; jusqu’aux derniers balbutiements du Malade Imaginaire, qui pourrait être à tout coup le nom même de l’acteur : celui qui engrange tous les maux et tous les mots de l’humanité pour les régurgiter et les exorciser non à coup de clystères, mais de chants, de danses, de figures étranges incompréhensibles, de litanies latines inventées, et de coups de bâtons, dévastant ce qui nous reste de figure humaine ; celui qui somatise le texte jusqu’à le transpirer, le pleurer, le pulvériser, jusqu’à en guérir ! On se souvient dans nos chairs de cet indestructible Argan, joué par Molière jusqu’à son dernier souffle, qui se dresse soudain bien vivant après mille péripéties en pays de médecine, sous le regard malin et bienveillant de Toinette. Et, tout se résout en une pirouette diabolique sous des masques effrayants d’où sortent des formules onomatopéiques qui nous font rire aux éclats, mais qui pourraient nous laisser sur le carreau en d’autres circonstances. N’empêche que la magie a opéré, et au théâtre du Palais Royal durant la quatrième représentation du Malade imaginaire le 17 février 1673, personne ne voit que Jean Baptiste Poquelin pris de convulsions, va réellement passer la rampe, sauf sûrement l’actrice qui jouait la servante, Toinette….

Vous évoquez l’importance du public, personnage principal de l’histoire, lui accordez même un statut de Roi et utilisez l’image d’un théâtre de transfusion: Il faut que le spectacle se construise avec le spectateur?
Dans l’écriture de Molière, la place du spectateur est déjà inscrite par des apartés, des  adresses secrètes, souvent personnalisées, parfois des didascalies… Les entrées et sorties provoquent des renversements, des chocs, des syncopes… On y lit toutes sortes de trajectoires de la parole, précises, rythmiques, incisives : Il suffit d’y être attentif. C’est au metteur en scène et aux acteurs d’en déchiffrer la physique exacte pour que le sens opère et la pensée se déploie de la scène à la salle et parfois inversement. Et comme dans toute œuvre il y a ou non empathie avec les personnages ; mais quand le rire s’en mêle il s’agit plutôt d’une distance salvatrice qui  nous sauve du pathos et d’une psychologie trop réductrice. Quand aux émotions elles viennent surtout du plaisir du jeu, des adresses, de l’écoute…

Le spectateur idéal, c’est celui qui sait bâtir des ponts de sens entre les diverses représentations auxquelles il assiste? celui qui a la curiosité de voir et de comprendre l’évolution d’une dramaturgie?
Le spectateur idéal est celui qui se laisse emporter par le mouvement ; dont l’écoute et le regard s’ouvrent de plus en plus … Et la pensée avec :  un flux et un reflux d’ondes qui se croisent de part et d’autres ;  pas  de fusion mais des énergies multiples.
Le spectateur, ce n’est pas quelqu’un qui juge, qui réfléchit, mais qui  de sa place voyage avec les acteurs, vit et rit de leurs mésaventures, comme il rirait de lui-même… Comme dans les rêves, il a cette faculté d’être partout ; de passer d’un rôle à un autre, de continuer ou non l’histoire à sa guise… Ca va très vite dans sa tête ; son intuition et son imaginaire sont en alerte, et chacun est capable de voir des choses très différentes, invisibles, singulières… C’est cela la vraie rencontre entre la scène et la salle au théâtre.
On n’y vient pas pour y prendre une leçon de dramaturgie, mais pour se défaire au contraire de tout ce qui est de l’ordre de l’analyse  et de la spéculation. On vient faire une expérience bien plus sensible, où tout l’être est engagé et en même temps libre de toutes contingences. Et je crois que c’est pour cette raison qu’on continue à aller au théâtre. C’est une autre intelligence qui est mise à l’œuvre. C’est à la fois mystérieux et évident…

[1] Jacques Copeau, Registre II, Molière, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.

Dates de représentation:

– Le 28 février 2012 : Le Parvis – Scène Nationale de Tarbes (65)

En Mars 2012 – Tournée régionale organisée par: Théâtre Sortie Ouest de Béziers(34)

– 1er mars 2012 Pezenas
– 2 mars 2012 Portiragnes
– 4 mars 2012 Bedarieux
– 6 mars 2012 Capestang
– 8 mars 2012 Lésignan Corbières
– 9 mars 2012 Minervois
Du 13 au 17 mars 2012 : Théâtre du Gymnase – Marseille (13)
Du 20 au 24 mars 2012 : Théâtre de Sète – Scène Nationale (34)
– 27 mars 2012 Uzes
– 29 mars 2012: Lodève
– 30 mars 2012 Abeilhan

 

Photo 1:  Stéphanie Schwarzbrodt  
Photo 2 : Mouss  Zouheyri  ; Cécile Duval ; Laurent Claret
Photo 3 : Aurélia Poirier

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à