Vous arrivez chez Rivages pour lancer une nouvelle collection de littérature française dès début 2012. Comment s’organise votre travail éditorial depuis votre prise de fonction ?
Quelle organisation ? Quel rythme? Varier la cadence et rester concentré, la seule règle. Lecture, rencontre (quand c’est vivant, quand ça répond), choix.
Je pense à deux choses : qu’est-ce qu’une collection et qu’est-ce qu’un rivage ? Ces deux mots, bien sûr, surprennent et indiquent un personnage que j’apprécie tout particulièrement, un promeneur russe devenu suisse, Vladimir Nabokov, qui connaissait les papillons (sa collection) et les rivages (de la Russie aux Etats-Unis jusqu’à Montreux). Avec malice et sans négliger une grande précision scientifique, nous voyons un homme qui collectionne, muni de son filet à papillons. Cela signifie-t-il qu’il amasse, entasse, s’enrichisse ? Je ne crois pas. Au contraire, le collectionneur et la collection suivent toujours les formes d’un esprit inédit, ne cherchant pas la nouveauté, la trouvant aux moments les plus inouïs. La découverte ne doit pas être un dogme pour advenir.
Rivages, la maison où je suis, a publié plusieurs livres de Nabokov. Son essai sur Nicolas Gogol, L’Enchanteur, sa correspondance avec le critique américain Edmund Wilson, lettres écrites de 1940 à 1971. Et Speak, Memory, son autobiographie, chef-d’œuvre d’écoute et de distance, a paru chez Gallimard sous le titre Autres rivages. La boucle est bouclée. Une collection est donc synonyme d’un rivage différent.
Quelles sont pour vous les clés d’un bon lancement de collection ?
Lancement est un mot étrange dans ce cas. S’agit-il d’une fusée, d’une réclame publicitaire des années 1950, d’un javelot lancé par un athlète finlandais aux Jeux Olympiques ?
D’abord, une image, celle que le lecteur voit avant d’ouvrir un livre. J’ai confié le principe graphique de la collection à deux femmes intelligentes, sensibles, Anne Duval & Lola Duval. Elles ont dessiné, elles ont avancé, elles ont trouvé. Pour les décrire en un éclair, les couvertures sont abstraites (la ligne géométrique) et chaudes (l’éclat de la couleur). Il était temps d’oublier un peu les deux modèles français : d’un côté la fameuse, l’éternelle couverture typographique (exemple austère et parfait des éditions de Minuit) et de l’autre la photo pleine page (les exemples abondent). Puis la seconde « clé » de l’aventure : une fête pour ouvrir le bal.
Quels sont, à l’inverse, les écueils à éviter ?
Ne pas prendre le contre-pied de qui on est.
Sur quelle idée éditoriale allez-vous vous appuyer pour donner du corps à ce catalogue ?
Oui, pour donner du corps, je considère que l’alliance de l’ancien et du moderne a fait ses preuves. Cette alliance prouve la beauté. L’inédit et le connu s’entendent quand l’alchimie est bonne. C’est là que la surprise intervient. Des auteurs qui ont publié quinze ou vingt livres peuvent étonner, comme un premier roman rappelle en profondeur un classique. Ce que je veux : un univers, un style. Que ce soit une description clinique du réel ou l’invention d’un imaginaire. Je veux bien les deux d’ailleurs, pourvu qu’il y ait une élévation. Et puis les chapelles, les clans, tout ça fait proliférer les narrations médiocres, on le sait. Ce que je ne veux pas : le naturalisme, le familialisme, le voyeurisme, le crépusculaire inutile, les femmes à barbe et autres ventriloques ravagés. Nous voilà prévenus !
Pouvez-vous nous présenter les 3 premiers livres de la collection ?
Je peux même aller jusqu’à quatre. Au rythme des saisons. Janvier, Les Erythréens de Léonard Vincent. Premier récit époustouflant d’un homme taraudé par les frontières et la justice. Vincent est parti à la rencontre des exilés de l’Erythrée, cette dictature toujours imprenable, coincée entre le Soudan et l’Ethiopie. Un livre percutant, périlleux, risqué. Hommage à la Catalogne d’Orwell n’était pas autre chose. Janvier encore, le second roman d’Elsa Fottorino, Une disparition. Comment vit-on lorsqu’une faille s’agrandit plutôt qu’elle ne s’estompe ? Une pensionnaire musicienne est cloîtrée, rue du Docteur-Blanche, à Paris. Les années 1960 sont terribles. Le silence. La colère. Face à cette jeune femme, on découvre une enseignante frustrée et monstrueuse. Histoire d’une fuite en avant dont l’auteur tient la mesure. Mars, Les Ephémérides, le nouveau roman attendu de Stéphanie Hochet. Une vision de l’Angleterre, la date mystérieuse du 21 mars, plusieurs femmes entre elles. Je n’en dirais pas plus pour l’instant. En tout cas, c’est une Annonce qui se propage. En avril, le premier roman de Christel Périssé, Il n’y a pas de grand soir. Portrait cinglant et comique d’un père légèrement « désaxé », de sa naissance en 1947 à aujourd’hui, et la perception de sa fille au cours de cette traversée surprenante.
En ces temps de grande confusion sur l’arrivée du numérique et notamment dans l’économie du livre, quelle est votre position à ce sujet ?
Numérisons ! Numérisons ! Tel est le slogan rabâché à longueur de journées par quelques idéologues et plusieurs maîtres de haute volée. Ça doit bien amuser des adeptes cachés pour que nous en passions par là. Je suis pour le numérique si l’enthousiasme va vers la lecture, sa fraîcheur, sa gratuité, son approfondissement. Contre, si la volonté est d’ajouter encore plus d’écrans aux écrans. Finalement c’est très simple.
Quelle est la stratégie que vous souhaitez mettre en place pour que votre collection s’adapte parfaitement à ce nouveau modèle ?
Ah la stratégie… Quand j’étais éditeur chez Flammarion, nous avions la chance de suivre des séminaires sur le numérique en compagnie de la plateforme Eden (quel mot bien choisi !). N’étant pas un spécialiste de ce domaine, à la fin de chaque séance, je consultais la parole des personnes assermentées. Je prenais des notes, posais des questions, retranchais, affinais. Au bout de quelques semaines, je me suis aperçu que la contradiction régnait et que les principes fondateurs pouvaient être modifiés selon le vent. La seule constante, assez générale il faut bien le dire : comment être les premiers, comment gagner plus de fric.
Pour changer d’air, je suggère d’accentuer l’offrande face à l’offre et la demande. Offrande musicale, natürlich.
Quel est votre avis sur l’apparition des tablettes et autres liseuses ?
J’aime Moïse, ainsi les tablettes ne me dérangent pas. Les liseuses, non plus. Je rappelle tout de même que kindle en anglais a, entre autres, le sens d’une brindille qui met le feu à la forêt. To kindle, enflammer. Kindling point, point de combustion. L’humanité se prépare-t-elle à un nouveau sacrifice ? Mettre le feu à la Bibliothèque ? Impossible, n’est-ce pas ?
Pour finir, quels sont à votre avis les ingrédients pour un bon roman ?
Du temps, de l’humour, de la vivacité d’esprit. Le contraire du déjà-pensé.
Se méfier aussi de l’arrière-cuisine, du côté « boutique ». On ne demande pas à un écrivain de montrer la soute. Les occupants du navire ne doivent rien soupçonner des coulisses.
Ingrédient : le mot fait penser au Livre de cuisine d’Alice Toklas, la compagne de Gertrude Stein, livre auquel je retourne tout de suite afin de préparer les plats de l’avenir.
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