Déjeuner chez Wittgenstein: la « cuisine » jubilatoire de Frédéric Borie

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Par Julie Cadilhacbscnews.fr/ Illustration Arnaud Taeron/ Deux soeurs, Dene et Ritter, dans une salle à manger viennoise à la tapisserie aux imprimés kitsch. Aux murs, les portraits des ancêtres dont la présence silencieuse se fait sinistrement pesante au fil des années. Et puis, une tête de cerf empaillée, quelques chaises, une table. Un lieu où l’on étouffe  même lorsque les fenêtres sont grandes ouvertes.

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Deux soeurs qui s’aiment autant qu’elles se haïssent, qui se distinguent pour éviter de se ressembler trop: l’une reproduisant le schéma maternel incestueux et surprotecteur, l’autre alcoolique, une âme faible revendiquant un esprit libertaire mais n’arrivant pas à quitter la maison familiale. Et puis, un frère, un foulosophe, sorti tout juste de son asile de Steinhof…Pourquoi est-il là? Contre son gré, croyez-le bien. Tiré par Dene la combattive, dans l’espoir récidiviste de le sortir de la spirale infernale de son état dépressif.

Thomas Bernhard peint avec une justesse terrible ces retrouvailles familiales impossibles dont l’échec final est la concrétisation irrémédiable des malaises qui pèsent comme un couvercle sur chacun des protagonistes. L’enfer, c’est la famille, montre Bernhard, parce que nous ne pouvons pas y renoncer, trop différents et trop proches à la fois, nourris au sentiment de culpabilité et incapables à la fois de se départir des liens du sang;  sentiment filial d’attraction et de répulsion contradictoires.  Cette maison est « un caveau » dit le frère Voss lorsqu’à table, il ose avouer son malaise d’être là.Et pourtant, il s’épuise, s’investit malgré lui dans la (dé) construction d’un nouvel espace avant que le rideau ne tombe.

La mise en scène de Frédéric Borie est louable en plusieurs points et d’abord pour sa distribution d’une excellente qualité. Elodie Buisson est délicieuse en Ritter: elle joue avec justesse cette petite soeur incorrigible et tête à claques, dont un énorme complexe d’infériorité brûle les entrailles et l’oblige à être caustique, tête de mule justifiant son attitude irresponsable et immature par ses soi-disants blessures intestines. Isabelle Olive est une Dene parfaite: torturée par les deux autres, malmenée pour sa frigidité comportementale, elle réussit à exprimer aussi sa nature ambivalente et  perverse vis à vis de son frère Voss. Enfin Richard Mitou est épatant: il incarne avec un naturel qui ne faillit pas une seconde ce frère malade et redoutable. Le public rit de ses tocs, s’inquiète de sa capacité à plomber d’un mot une atmosphère déjà fragile et  se réjouit d’entendre cet interprète, à la diction irréprochable, faire tempêter, rouler, ressasser le verbe bernhardien .

Voilà une comédie grinçante en trois actes dont la mise en scène, digne d’un travail d’orfèvre, de Frédéric Borie et la virtuosité du jeu des comédiens sont, oui, jubilatoires! On y sent un travail rigoureux de plateau, une volonté aigüe de mettre en valeur la poésie du texte et son sens, on perçoit la réflexion longuement mûrie du fil conducteur qui tient chaque caractère d’un bout à l’autre de cette épreuve familiale. Et ces petites cruautés en famille ne s’en dégustent que mieux! Ce Déjeuner chez Wittgenstein semble la rencontre heureuse d’obsessions: l’auteur y a confiné ses idées fixes, une écriture « psychotique » qui s’enferre dans l’accusation systématique d’une société qui rend malade; les personnages, eux, sont pétris de manies insupportables…quant au jeu et à la mise en scène, sculptés de façon millimétrée pour chaque scène, ils relèvent d’exigences fort fort rigoureuses….

Dene, ma soeur Dene, ne vois-tu pas les profiteroles venir? Thomas Bernhard montre ici notre satanée habitude à reproduire incorrigiblement les Vaisselle Arnoomêmes erreurs. L’humain tire-t-il profit de ses expériences douloureuses? Réitérer, replonger, est-ce la marque de l’espoir indécrottable de la nature humaine ou est-ce une marque de bêtise? Le misanthrope a-t-il raison de désespérer des hommes et de n’en attendre rien? Entre la soupe, le melon ,la viande en sauce et les profiteroles et le tout relevé à l’hystérie familiale,ce Déjeuner chez Wittgenstein est l’occasion de réaliser quels monstres nous sommes, d’en rire surtout et d’entendre par ailleurs quelques clins d’oeil tordants sur le théâtre et la peinture.  Entre profiteroles et potage, le plaisir exquis d’un carnage! Préparez-vous à une aventure théâtrale désopilante: tripotage en entrée, accrochage au melon, badinage à la viande, naufrage au dessert et carnage au café , bienvenu(s) chez Wittgenstein, une famille anthropophage dont chaque membre est atteint du désir irrépressible de dévorer l’autre… Vous allez tellement aimer que vous en redemanderez! A table… et SURTOUT ne parlez pas de Frege!

Titre: Déjeuner chez Wittgenstein

Auteur: Thomas Bernhard

Mise en scène: Frédéric Borie

Avec Richard Mitou, Elodie Buisson et Isabelle Olive.

Dates de représentation:

Au Théâtre Jean Vilar ( Montpellier, 34) du 17 au 20 janvier 2012

A l‘ATP d’Uzès le 27 janvier 2012

Déjeuner Arnoo

A la Scène Nationale de Narbonne ( 11) les 13 et 14 mars 2012

Au Théâtre de l’Archipel à Perpignan du 10 au 12 mai 2012.

A la Tuilerie ( Théâtre de Bédarieux) le 15 mai 2012.

 

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