Franz Liszt, le visionnaire

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Par Damien Luce – bscnews.fr / Pour le mélomane, Franz Liszt est au piano ce que Paganini est au violon : un brasseur de triples croches, parangon de la virtuosité et du brio, qui fait trembler doigts et phalanges des pianistes les plus chevronnés. C’est l’homme de la première Méphisto Valse ou des Rhapsodies hongroises, autant de défis aux lois de la nature, dont se délectent les amateurs de poudre aux yeux et aux oreilles, et qui sont le gage d’un succès d’estrade. Oui, rien de tel, pour transcender les foules, que de clôturer un concert par une bonne Étude transcendante. Il n’y a là rien que de normal : il faut être bien triste et rabat-joie pour ne pas pousser de grands « Oh ! » sous un feu d’artifice.

Des ingrédients de la musique, la virtuosité n’est pas des moindres, à condition qu’elle soit bien employée, c’est-à-dire jamais gratuite. C’est le cas chez Liszt. Ce Hongrois (que les Français voudraient parfois s’approprier, mais non, Liszt était bien Hongrois, même s’il a longtemps vécu en France) a su repousser les limites de son instrument, et mettre sa fabuleuse technique au service de la musique. Si je lui fais aujourd’hui une place dans mon coin des maudits, c’est d’abord pour une raison bêtement commémorative : Franz Liszt est né le 22 octobre 1811 (et mort en 1886). De toutes les raisons de parler d’un compositeur, le bicentenaire de sa naissance est peut-être la plus bête, mais est-ce pour autant une raison de n’en point parler ? Cependant, pour être fidèle à cette « ligne éditoriale » qui est la mienne, je ne vous parlerai ni de la Sonate, ni des Rhapsodies hongroises, ni même des Années de pèlerinage, mais de trois œuvres plus méconnues, et pour lesquelles j’ai une tendresse particulière.
On peut certainement tracer une ligne stylistique de Bach à Ravel, en passant par Mozart et Chopin. Mais il en est une autre, qui de Bach passe directement à Franz Liszt, et conduit à Claude Debussy. (Franz Liszt était un fervent interprète de Jean-Sébastien Bach, dont il a étudié l’œuvre dès son plus jeune âge.) Oui, le piano visionnaire et imagé de Claude Debussy, ce piano que l’on qualifie souvent « d’impressionniste », trouve sa source chez Franz Liszt. Un exemple vaut tous les discours, voici donc les Murmures de la forêt, Étude tirée des deux Études de concert (composées en 1862-1863), cahier où l’on trouve également la célèbre Ronde des lutins. (Voici ces Murmures de la forêt : http://www.youtube.com/watch?v=TNASEb359KE.) Par quel mystère la première de ces études s’est trouvée délaissée au profit de la seconde ? Force est de constater qu’on l’entend bien peu en concert. Est-elle moins brillante ? Non. Tout au plus, on admettra qu’elle est plus développée, plus touffue. La Ronde est d’un accès plus immédiat. Mais le piano des Murmures est à n’en pas douter plus recherché. Ce bruissement d’arpèges en va et vient, dans l’aigu, sous lequel s’épanouit un chant souple et printanier, n’annonce-t-il pas le Debussy des Cloches à travers les feuilles, ou de Reflets dans l’eau ? Ce pouvoir évocateur sonore, si Debussy en a fait sa marque de fabrique, c’est à Franz Liszt que l’on en doit la découverte. J’évoquais plus haut une virtuosité bien employée, cette étude en est un exemple, et c’est sans doute pour cela que les pianistes lui préfèrent souvent sa jumelle : la virtuosité des Murmures passe inaperçue, parce qu’elle ne fait qu’un avec ce qu’elle exprime. Elle n’éprouve pas le besoin de se mettre en scène. La Ronde, elle, bien que furieusement efficace, est plus cabotine, plus apprêtée, bien maquillée sur ses pointes, elle semble vous cligner de l’œil pour vous entraîner dans ses tours. La Forêt n’a pas besoin d’ornements ni de guirlandes. L’émotion qu’elle suscite est plus vraie, par là plus discrète, car ce qui est sincère est souvent éloigné du « m’as-tu vu ». On ne pousse peut-être pas de grands « Oh ! », mais le cœur n’en frissonne pas moins. Autre merveille : l’Impromptu en fa dièse majeur (1872). En voici la version de Vladimir Horowitz : http://www.youtube.com/watch?v=WIunN-RiEL4. Musique chatoyante, où Liszt trouve des harmonies subtiles et originales. Là encore, la technique sert d’écrin à un chant inspiré, noble et généreux. On trouve là, en plus bouillonnant, certains accents du treizième Prélude opus 28 de Chopin (dans la même tonalité). Voilà une pièce qui mériterait d’être jouée davantage, en place des sempiternels et mielleux Rêves d’amour, qui ne font plus rêver personne. Enfin, dans un registre plus sombre, Nuages gris (1881) est peut-être l’une des pièces les plus modernes de notre compositeur. (Écoutez-les ici par Mathieu Papadiamandis : http://www.deezer.com/fr/#music/playlist/franz-liszt-58536767) Un thème lugubre et obstiné, que souligne un tremolo dans le grave. Deux pages étranges, économes de moyens, empreintes de solitude, et qui semblent attendre on ne sait quel désastre.
De nombreuses intégrales de l’œuvre pour piano de Franz Liszt existent, et le mélomane n’aura aucun mal à trouver un enregistrement des œuvres que je viens d’évoquer. Je ne citerai qu’une seule version, souvent considérée comme incontournable : celle du pianiste Australien Leslie Howard (Hyperion).

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