Sur une île déserte, qu’emportez vous ?

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Par Damien LuceBscnews.fr / « Sur l’île déserte il faut tout emporter. » Ces mots, que Georges Brassens vouait à une femme, je voudrais aujourd’hui les dédier à Anatoli Liadov, compositeur Russe mort en août 1914, à l’âge de cinquante neuf ans. Moins sensuel, direz-vous… C’est mal connaître Liadov. La volupté que le pianiste éprouve au contact de sa musique, et à la dérouler sous ses doigts comme une dentelle, est quasiment charnelle. L’auditeur y trouvera aussi un plaisir toujours recommencé. Le brave Georges aura beau dire, aux « cheveux qui volent » et aux « hanches solides » de sa dame, qu’il me soit permis, pour mon île personnelle, de préférer les charmes de la Barcarolle de Liadov. Je ne résiste pas à partager mon émotion : voici donc cette sublimité. Puisse son mouvement chaloupé rythmer votre lecture, comme il a rythmé l’écriture de cette chronique. On disait Liadov paresseux ; cela me le rend sympathique. Mais il faut croire que la paresse d’alors n’avait rien de commun avec la nôtre. En effet, si l’on se fie au degré de perfection qui règne dans la musique de Liadov, à cette précision d’horlogerie, à cette finition quasi artisanale (au sens noble du terme), on se prend à envier cette paresse qui a produit de tels prodiges. Hélas, le raffinement passe souvent inaperçu. Liadov a consacré sa vie à la fabrication de petites montres aux rouages subtiles, et n’a jamais eu lla prétention de construire Big-Ben. Son œuvre se compose d’une myriade de piécettes, dont les deux tiers sont pour piano. À première vue, on pourrait reprocher à Liadov d’être un sous-fifre de Chopin, qu’il admirait. Et c’est vrai que la Barcarolle du premier s’inspire largement de celle du second (jusqu’à en emprunter la tonalité), et que leurs Berceuses respectives procèdent du même mouvement pendulaire, sur lequel s’irise un chant kaléidoscopique. Écoutons mieux… Il serait hâtif de faire de Liadov un simple disciple de l’atelier chopinien, à l’instar des peintres. S’il est vrai qu’il a d’abord posé ses pas dans ceux de Chopin (après avoir brièvement suivi Schumann), il n’en a pas moins laissé sa propre trace sur le sable. Ce qu’il a pris à son guide ? La science des glissements harmoniques, le classicisme de la forme, la polyrythmie (celle que l’on trouve, par exemple, dans la deuxième Nouvelle Étude du Polonais), et cette manière de conduire une phrase musicale, d’une main souple mais sûre. C’est beaucoup, diront les sceptiques. Mais de tout cela, Liadov a forgé un langage personnel et inouï. Il a porté à leur comble des subtilités qui, chez son modèle, n’étaient qu’ébauchées. Il a posé sa loupe sur certains fragments du style de Chopin, et s’est appliqué à en révéler tous les secrets, à en exprimer tous les arômes. N’est-ce pas, toutes proportions gardées, ce que Chopin lui-même fit avec Hummel ? Debussy avec Liszt ? Et, du côté des peintres, n’est-ce pas ce que William Turner fit avec le Lorrain ? La constance dans la perfection est une qualité autant qu’un défaut. Il est bien fervent, le mélomane qui continue à s’extasier au cinquantième Prélude, même s’il n’y trouve rien de neuf. La plupart des pianistes, sans doute, jettent l’éponge après avoir déchiffré quelques pages, en se disant : « Bon, j’ai compris. » Ce troisième Prélude opus 27, n’est-ce pas une autre version du troisième Prélude opus 13 ? Et le premier numéro de l’opus 13, n’est-ce pas un petit frère de la huitième Variation sur un thème de Glinka ? On aura beau clamer : « C’est toujours aussi beau ! », les impatients nous auront déjà fait faux-bond. Ce sont souvent les mêmes que l’on retrouve au musée, à pousser de hauts cris d’enthousiasme devant une énième espèce de Nymphéas. « Oui, mais cette toile est peinte à midi, celle-ci au crépuscule, et celle-là vers dix heures du matin », affirment-ils d’un air docte. « Ne voyez-vous pas comme les couleurs sont plus froides sur cette version, plus chaudes sur cette autre ? » Ce que l’on accorde à Monet, on le refuse souvent à Liadov. Et pourtant, on pourrait dire de même : « N’entendez-vous pas comme l’harmonie est ici plus charnue ? Le chant plus chromatique ? Écoutez cette basse, ce contrechant, ce modalisme. » Le visuel est peut-être plus immédiat, moins abstrait que le sonore. La profusion de Liadov lui a joué des tours. Mais il faut entrer dans son œuvre comme on entre dans les jardins de Bagatelle. Ce jardinier de la musique n’a peut-être cultivé que des roses, mais combien de variétés !

Alors par quoi commencer ? Par le commencement, sans doute : les fantasques Birioulki opus 2. On en trouvera un enregistrement par la pianiste Russe Olga Solovieva, qui nous annonce une intégrale de la musique pour piano de notre compositeur (chez Toccata Classics). Le premier volume, sorti en mai 2010, outre les Birioulki, contient le premier quart de l’œuvre de Liadov, jusqu’à l’opus 11. Espérons que ce beau projet soit mené à son terme, et qu’il nous sera donné d’entendre les merveilles plus tardives que sont les Variations sur un thème populaire polonais (op. 51) ou les Variations sur un thème de Glinka (op. 35), la Berceuse (op. 24) et la fameuse Barcarolle (op. 44), qui peut-être touche maintenant à sa fin.
Retrouvez Damien Luce sur son site www.damienluce.com
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