Le coin des maudits : la chronique de Damien Luce

par
Partagez l'article !

Par Damien LuceBscnews.fr/ L’expression « musique classique » est sans doute la plus nébuleuse de la langue française. C’est une appellation fourre-tout, dont la définition n’a jamais été clairement établie. On croit souvent résoudre le problème en la remplaçant par « musique dite classique ». C’est un maigre remède.
La tentative du compositeur et chef d’orchestre Américain Léonard Bernstein est peut-être la plus plausible. Par « musique classique », il entendait « musique exacte ». En effet, si vous écoutez le Rondo en la mineur de Mozart par dix pianistes différents, vous entendrez les mêmes notes, dans le même ordre, et sur le même rythme (du moins il faut l’espérer…) Mais si vous réitérez l’expérience avec le Blue Rondo à la Turc de Dave Brubeck, vous entendrez dix interprétations fort contrastées. Le tempo peut varier du simple au triple, la tonalité ne sera peut-être pas la même, les notes ne seront pas agencées de la même manière, bref, vous obtiendrez un large panorama de styles. Le musicien imprime alors sa patte à l’œuvre qu’il interprète. Il a son mot à dire dans les ingrédients de la musique, un peu à la manière de ces livres « dont vous êtes le héros ». Certes, mes dix Rondos en la mineur ne seront pas parfaitement identiques. Le pianiste classique a, Dieu merci, quelques licences, mais sa liberté s’arrête là où commence l’autorité du compositeur, dont chacun s’accorde à dire qu’elle est impérieuse. Vous aurez beau faire, une croche reste une croche, quelle que soit votre propension au rubato (Cette science, typiquement chopinienne, de faire fluctuer le tempo d’une phrase musicale). Le concertiste qui aurait la fantaisie de jouer à quatre temps une Valse de Chopin, ou de transposer un ton plus haut la Berceuse de Liszt serait pris pour un hurluberlu par ses congénères, tandis que le jazzman qui interprèterait Take the A Train exactement à la manière de Duke Ellington ne s’attirerait pas particulièrement l’admiration de ses Pairs.
Un autre trait de caractère de cette musique « exacte » est l’infinie variété des styles qu’elle regroupe. Quoi de commun, en effet, entre une Gigue de Bach et une Polka de Smetana ? Lorsque quelqu’un me dit « aimer la musique classique », cela ne me dit pas grand chose sur ses goûts. J’ai envie de lui demander s’il est sensible à Couperin, ou si c’est un inconditionnel de Wagner, ou peut-être les deux. Je veux savoir s’il est familier des Quatuors de Bartók, féru des Images de Debussy, ému à l’écoute des Pièces lyriques de Grieg, adepte des Sonates de Beethoven, fidèle aux Concertos de Rachmaninov, ou tout cela à la fois. L’idée semble répandue que celui qui aime la « musique classique » l’aime en bloc, sans distinction d’esthétique ou d’époque. On accorde pourtant au passionné de peinture de préférer tel courant à tel autre. On lui reconnaît le droit de nuancer ses goûts. Il est rare d’entendre quelqu’un affirmer « j’aime la peinture », sans ajouter qu’il est plutôt épris d’impressionnisme, de surréalisme, ou même d’un artiste en particulier. Mais si quelqu’un se borne à dire « j’aime la musique classique », on ne ressentira pas le besoin d’en savoir davantage (à moins d’être soi-même fervent mélomane). Je me suis souvent entendu demander si j’écoutais « seulement » du classique (ce qui n’est pas le cas), comme s’il semblait inconcevable de n’être porté que vers ce genre musical. Et pourtant… Vous pourrez passer le plus clair de votre temps à sillonner le répertoire, vous n’aurez pas assez d’une vie pour en connaître tous les recoins, tous les chemins inexplorés. Et ils sont légion, ces chemins ! Ce qui me mène à mon propos : aucun genre musical n’aura autant souffert de la discrimination que celui qui m’occupe. La postérité aura eu ses favoris et ses souffre-douleurs. Elle n’aura conservé dans ses petits papiers qu’une poignée d’élus. Les esprits chagrins diront que ce n’est que justice, et que les infortunés compositeurs n’ayant pas survécu aux tours du cadran ne méritaient peut-être pas cette faveur. Cependant, un brin de curiosité suffit à convaincre que Dame postérité n’a pas toujours été très objective… Comment comprendre, par exemple, que la merveilleuse Barcarolle d’Anatoli Liadov ait pu rester dans l’ombre ? Comment admettre que les sublimes et audacieux Slåtter d’Edward Grieg ait pu être relégués au purgatoire universel, lors même que son Concerto pour piano constitue l’un des fleurons des pianistes ? Faites l’inventaire des œuvres jouées en public et enregistrées chaque année, vous n’obtiendrez qu’un infime fragment du patrimoine musical, dont la plus grande partie est tenue éloignée des feux de la rampe. Concédons-le, des efforts ont été faits. Celui qui veut découvrir Liadov le peut sans doute : l’intégralité de sa musique est éditée, et il existe une poignée d’enregistrements. Mais cette musique est-elle vivante ? Est-elle défendue par de nombreux musiciens ? Le grand public a-t-il le moyen de la recevoir en air et en notes, dans le temple des salles de concert, où l’on voue inexorablement un tribut aux mêmes Saints ? Combien d’intégrales des Sonates de Beethoven pour un seul disque consacré à Turina ? Combien de Marches Turques pour une seule Scène d’enfants de Stephen Heller ? Mieux vaut garder le silence plutôt que de répondre à cette triste question…
Puisque une voix m’est offerte ici, je voudrais la mettre au service de ces artistes qui auront été maintenus dans l’oubli. Puisse cette humble chronique, que j’appellerai « le coin des maudits », inciter le lecteur à s’aventurer sur ces sentiers recouverts, loin des grandes avenues de la musique. Le propos n’est pas de renoncer aux chefs-d’œuvre répertoriés, mais de placer de nouveaux jalons dans le paysage culturel, où le mélomane trouvera peut-être une émotion neuve, une source fraîche où abreuver sa sensibilité.

Laissez votre commentaire

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à