Haïti : Hommage à de beaux fleurons de la littérature francophone

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À l’heure actuelle, Haïti incarne la fatalité et le malheur et la détresse humaine. Le monde entier accourt pour venir en aide à ce petit pays de huit millions d’habitant étendu sur un territoire de 28 000 kilomètres/carré. Chacun connaît ses grandes difficultés : une situation économique désastreuse, des crises politiques chroniques et une pauvreté extrême… Des images, des vidéos, des témoignages affluent chaque jour par centaine. Haïti est plongé dans l’horreur malgré les secours, les aides, les bonnes volontés et le dévouement de la communauté internationale.

Et pourtant, depuis des générations, ce pays posé sur une moitié d’île donne à la littérature francophone certains de ses plus beaux fleurons.
Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas encore eu la chance de les lire, cette chronique se donne pour but de vous les faire découvrir et de rendre aujourd’hui, à notre façon, un hommage à ce pays fabuleusement riche de mots et de littérature.

Notre chroniqueur Jean-Marc Pitte vous fait profiter depuis quelques semaines de ces auteurs haïtiens incontournables sur le BSC NEWS MAGAZINE dans ses  » chroniques haïtiennes ». Nous les reprenons ici afin de rendre hommage à ce pays terrassé par le sort et l’horreur, aux victimes et au peuple haïtien dans son ensemble.

Dany Laferrière, un portrait de l’Exil

Oui, c’est un livre de plus sur l’exil. Mais vous ne pouvez pas le contourner, l’éviter, la manquer car il est unique ! Dany Laferrière ne sacralise pas l’exil, il ne le décrit pas non plus comme une douleur indicible. Il avoue cette simple vérité : l’exil se subit. Et puis, ce n’est pas l’histoire d’UN exil, c’est un portrait de l’Exil avec un grand E, ce concept constitutif des nations nées de la traite négrière en général, d’Haïti en particulier. L’exil fondateur, c’est la déportation d’Afrique. Dany Laferrière l’évoque à peine, mais on la sent, sous-jacente, source de tout, entre les lignes de « L’énigme du retour », le dernier roman de l’écrivain haïtiano-canadien.

Il y a 33 ans, un jeune Haïtien arrivait à Montréal. Il avait précipitamment quitté son île des Caraïbes à la suite de l’assassinat de l’un de ses amis, un collègue en journalisme, un compagnon de lutte politique. Il n’a plus jamais mis les pieds dans son pays natal. Hier, son père meurt. A Brooklyn. Car lui aussi est un exilé. Preuve que le temps n’existe pas, la même histoire se répète de génération en génération, chez les Laferrière, mais également dans de nombreuses autres familles haïtiennes. Papa Doc a contraint le père de Dany à fuir, Baby Doc a poussé son fils à faire de même. D’un dictateur à l’autre, le jeune Haïtien voit souvent dans le départ, dans la fuite, sa seule planche de salut.

La mort du père de Dany est un détonateur. Le retour au pays natal est une évidence, une nécessité, comme « Le Cahier… » d’Aimé Césaire dont il ne se sépare presque jamais. Là-bas, il reste une mère, une sœur, une tante, un neveu, des amis oubliés, des amis du père défunt, des souvenirs, des odeurs, des sensations qui se réveillent sans la moindre difficulté. Dany Laferrière n’est pas un romancier de la nostalgie, mais il a fait de ses souvenirs la matière même d’une grande partie de son œuvre littéraire. « L’odeur du café », « Le charme des après-midi sans fin », explore ce territoire des premières années dont même les sédentaires finissent par s’exiler en vieillissant :

Et l’exil du temps est plus impitoyable
que celui de l’espace.
mon enfance
me manque plus cruellement
que mon pays

Dans son dernier roman, même la forme typographique participe de ce voyage dans le passé. Les strophes courtes comme des haïku servent à exprimer les sensations de ce retour, les impressions, les choses vues, notées sur un carnet, ressenties au tréfonds de l’âme ou à fleur de peau. Poèmes en prose qui s’immiscent au cœur du récit !

Et puis il y a cette découverte d’un pays dont il s’est détourné durant des années, lui préférant l’Haïti de son passé. L’Haïti d’aujourd’hui souffre encore un peu plus que celle d’hier, comme s’il n’y avait pas de terme possible à cette descente en enfer :

A cinquante-cinq ans, les trois quarts des
gens que j’ai connus sont déjà morts.
Le demi-siècle est une frontière difficile
à franchir dans un pareil pays.
Ils vont si vite vers la mort
qu’on ne devrait pas parler d’espérance de vie
mais plutôt d’espérance de mort.

Il lui faut bouger, quitter Port-au-Prince, cette capitale monstrueuse abritant le quart de la population totale du pays pour effectuer ses retours aux sources, Petit-Goâve, le village de son enfance, Baradères, celui de son père. Et dans ce parcours mémoriel, il y a aussi la redécouverte de l’identité mystique de ce peuple, celle du syncrétisme religieux entre le christianisme et le vaudou. Pas de grande théorie métaphysique chez Laferrière mais une évocation pratique d’un usage quotidien de la religion conçue comme un secours par ceux qui manquent de tout :

L’équilibre mental vient du fait
qu’on peut passer, sans sourciller,
d’un saint catholique à un dieu vaudou.
Quand Saint Jacques refuse
d’accorder telle faveur
on va vite faire la même demande
à Ogou qui est le nom secret donné
à saint Jacques quand le prêtre à exiger
aux fidèles de renier le vaudou
pour pouvoir entrer dans l’Eglise.

Comment faire pour revenir d’un tel voyage ?
Dany Laferrière se pose la question tout au long de ce livre. Le Canada l’a accueilli durant plus trois décennies, il y est devenu un écrivain à succès dès son premier ouvrage, « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ». Mais le froid reste pour lui une énigmatique morsure, un mal dont il ne guérit pas. L’opulence, la liberté d’expression sont des biens qui justifiaient sa quête quand il a fui. Aujourd’hui, ils ne semblent plus suffisant pour justifier son éloignement de ce qu’il a été, de ceux qui l’ont connu.

J’ai senti
que j’étais
un homme perdu
pour le nord quand
dans cette mer chaude
sous ce crépuscule rose
le temps est subitement devenu liquide.

L’auteur qui a inspiré au réalisateur Laurent Cantet le magnifique film « Vers le sud » saura-t-il reprendre la route de Montréal, du froid, de la démocratie et de la faim assouvie ? Peut-être, mais pour lui, Haïti ne sera plus jamais aussi lointaine qu’elle l’a été !

Dany Laferriere
« L’énigme du Retour »
Editions Grasset

Lyonel Trouillot

Ne cherchez pas dans les livres de Lyonel Trouillot de l’exotisme. Il n’y en a tout simplement pas. Le but de ce professeur de littérature de 53 ans n’est pas de nous faire rêver de son île qui, dans certains recoins de plus en plus difficile à dénicher, sait être paradisiaque…Son but n’est pas non plus de nous pousser à nous apitoyer sur le sort de ces pauvres Haïtiens qu’une fatalité condamnerait à la misère éternelle… Lyonel Trouillot est un romancier, pas un auteur du tiers-monde, et ses personnages ont l’universalité des plus grands caractères de la littérature. Ils sont d’ici, de ce coin déshérité des Caraïbes, mais ce n’est pas ce qui les définit avant tout. Ils auraient pu naître en Sibérie, en Australie ou au Vietnam, leur histoire nous aurait autant instruit sur les tréfonds de l’âme humaine et Trouillot serait toujours Trouillot.

Dans Les Enfants des Héros, un frère et une sœur quittent leur bidonville pour errer dans les autres quartiers de la capitale…ils fuient…ils viennent de tuer un père bourreau, un père violent qui torturait leur mère et cette marche sans issue dans les rues de Port-au-Prince leur permet de se découvrir l’un l’autre et de se découvrir eux-mêmes…
Dans Bicentenaire, deux provinciaux montés à la ville, deux frères, suivent des parcours totalement opposés : l’aîné est étudiant, croit au savoir et à la vérité, à la démocratie et à la morale. Le cadet ne veut rien apprendre, croit au pouvoir que lui donne l’arme qu’il possède, n’a aucune autre ligne de conduite que son intérêt et pense que la violence est un moyen comme un autre de parvenir à ses fins…

Le dernier roman de Lyonel Trouillot qui vient de sortir chez Actes Sud, parle de trahison. Mathurin D Saint-Fort est un jeune, brillant et ambitieux avocat d’affaires. Il est aussi une exception : dans ce pays où seuls les riches peuvent étudier, ou la majorité des enfants peuvent à peine espérer être alphabétisés, il est parvenu à sortir de sa condition, à quitter sa province et à entrer dans une couche de la société à laquelle les gens de sa sorte n’ont habituellement pas accès. Cela suffit à sa satisfaction : il ne veut ni souvenir, ni amour, ni passion…L’argent, la réussite, la reconnaissance de son talent suffisent à son ego et il sait se protéger de tout ce qui pourrait interférer dans ce plan de vie et de carrière… Jusqu’à ce que Charlie débarque : Charlie est un jeune garçon, chassé d’un orphelinat et qui, au nom d’une connaissance commune, au nom d’une vieille recommandation, vient lui réclamer de l’aide. Mais Charlie est surtout un messager, la réincarnation de son passé, l’élément perturbateur qui viendra lui rappeler qu’il ne pourra jamais se construire en se niant lui-même, en oubliant ce qu’il a été, en refusant d’assumer ce lieu perdu dont il est issu, en refusant d’accepter de faire cohabiter le Mathurin qu’il croyait être devenu et le Dieutor (le deuxième prénom caché derrière l’initiale « D » de sa signature) qu’il croyait être parvenu à faire disparaître dans l’oubli.
Mathurin s’est trahi, a trahi les siens, ceux qui l’ont aimé, les lieux qui l’ont vu naître, mais il lui est donné une chance d’en prendre conscience et de racheter cette trahison.

Haïti aura-t-elle la même chance ? Ce pays constitué en strates ne parvient pas à conjurer la division : la province et ses habitants que l’on qualifie avec dédain de morniers (le morne en créole, signifie montagne) sont l’objet du mépris de ceux qui l’ont quitté pour aboutir dans les bidonvilles de la capitale ; ces émigrants de l’intérieur sont à leur tour méprisés par ceux qui pensent être des port-au-princiens de souche ; et ces habitants du centre ville sont considérés comme moins que rien par ceux qui trouvent refuge dans les banlieues huppées, ceux qui ont leur villa perchée sur les collines, là où l’air est un peu plus frais, là où la pollution est supportable…

Lyonel Trouillot n’est pas un écrivain de l’exil : quelques soient les soubresauts qui ont secoué son pays ces dernières années, il y est resté, y a vécu, travaillé, observé ses contemporains. Mais Lyonel Trouillot n’est pas enfermé dans son haïtianitude : il nous parle de notre monde, de ses divisions, de ses affres, de son économie qui creuse les fossés entre les êtres, de sa mondialisation qui aboutit parfois à l’oubli de ce qui nous constitue vraiment : le titre de son dernier roman est Yanvalou pour Charlie. Le Yanvalou est une danse traditionnelle qui célèbre une divinité du vaudou, Legba.
Combien d’Haïtiens le savent-ils encore ?

Par Jean-Marc Pitte

Copyright Photo – Lyonel Trouillot : (M.MELKI) / Dany Laferriere (Beauregard)

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