René Depestre : une langue pour goûter, une autre pour décrire

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Haïti : plus de huit millions d’habitants sur un petit territoire de 28 000 kilomètres/carré ; une situation économique désastreuse, des crises politiques chroniques…Et pourtant, depuis des générations, ce pays posé sur une moitié d’île donne à la littérature francophone certains de ses plus beaux fleurons. Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas encore eu la chance de les lire, cette chronique se donne pour but de vous les faire découvrir. Pour les autres, elle aura le goût d’un plaisir partagé.

Et si la femme était une religion ? Et si son corps était une église, son sexe, un autel ? C’est en tout cas le Credo de René Depestre !

René Despestre est aujourd’hui un vieux Monsieur délicieux. La première (et malheureusement seule) fois que je l’ai rencontré, c’était à l’UNESCO, à Paris, un organisme pour lequel il a d’ailleurs travaillé à la fin des années 70. Une vingtaine d’années plus tard, il y revenait pour assister à la projection d’un documentaire qui lui était consacré, un film réalisé par un cinéaste québécois, également compagnon d’une nièce de l’écrivain haïtien. A l’époque, René Depestre n’avait pas encore mis un terme à un exil commencé en 1959. Fuyant le dictateur François Duvalier et son régime, il se réfugie à Cuba et participe à la révolution castriste. Il s’en écarte enfin en 78 pour revenir à Paris où il avait fait ses études et rompre avec son engagement marxiste.

Le réalisateur du documentaire avait tourné en Haïti, interrogeant les membres de la famille, les amis de l’auteur, mais aussi les responsables politiques qui tous, exprimaient leurs regrets face au refus de Despestre de rentrer au pays, ne serait-ce que pour une courte visite. Le documentariste avait également tourné à Lézignan-Corbières, le village de l’Aude où Depestre avait choisi de prendre sa retraite pour se consacrer à la littérature.
Après la projection, je lui ai posé cette question : pourquoi s’entêter à se tenir si loin d’un pays qu’il semblait tant chérir dans ses écrits ? Il m’a répondu qu’il s’agissait de permettre à son inspiration de survivre. Elle puisait dans l’Haïti de son enfance, de sa jeunesse, et il savait pertinemment, parce qu’il continuait à s’informer sur le destin de sa patrie, que l’Haïti d’aujourd’hui s’en était bien éloignée ! Il craignait que son envie d’écrire ne puisse survivre à un tel voyage, à une si troublante comparaison, à un tel choc…

Quelques années plus tard encore, il mit un terme à cet engagement avec lui-même. Et je crois, malheureusement, qu’il avait raison. Depuis son retour, pour quelque séjour, en terre haïtienne, je crains qu’il n’ait plus rien publié.

Mais revenons à la femme, celle à qui il doit tout, celle qu’il célèbre à longueur de ligne, celle qui lui valut, en 1988, le prix Renaudot (Hadriana dans tous mes rêves, Gallimard), celle qui apparaît dans toutes ses nouvelles, la femme-fleur, la femme-fruit, la femme-jardin !

En 1981, René Despestre pousse un cri de fidèle : Alléluia pour une femme-jardin ! C’est le titre d’une nouvelle qui donne son nom à l’ensemble du recueil. L’intrigue y est d’une grande simplicité : un adolescent de 16 ans entame une relation avec sa tante, une femme du double de son âge dotée d’une grande beauté. Mais le propos est un manifeste. La femme, le sexe, le plaisir y sont célébrés. Le machisme, la misogynie, le mépris pour le sexe faible, la terreur que la femme inspire aux culs bénis de tous poils y sont voués aux gémonies. Face à eux, la beauté solaire d’Isabelle agit comme un révélateur de leur sombre bêtise :

A la regarder ondoyer sensuellement devant moi, j’étais saisi d’une rage homicide envers tous ceux qui ont discrédité la chair de la femme. Où étaient-ils enterrés les prophètes écumants d’éjaculation précoce qui ont inventé que les charmes de la femme induisent en erreur et au mal ? Je ferais éclater de la dynamite sur la tombe de ces procureurs vindicatifs et barbares qui, au long des âges, ont chercher à séparer la cadence du corps féminin de celle des saisons, des arbres, du vent, de la pluie, de la mer[…]Tandis qu’Isa marchait dans l’après-midi, je chassais de ma vie à coups de couteau les mythes funèbres ou répugnants qui ont enténébré et humilié la femme en présentant son sexe comme l’extrême cap avilissant des relations humaines !

Et ce sexe, pour René Depestre, n’est pas une image, un concept qu’on doit intellectualiser pour rendre acceptable ! Dans ses livres comme dans sa vie, c’est charnellement, physiquement, matériellement, concrètement qu’il le fréquente et le décrit :

C’était un sexe au clitoris souple et vibrant, à la vulve bien ouvrée, comestible, fruitée, gonflée d’émotions. J’étais greffé à sa richesse déhiscente qui s’ouvrait à ma dégustation comme un fruit prodigieux qui, avec sa soie grège, son regard profond et humide, ses dents veloutées, le modelé de ses belles et fortes lèvres, ses pommettes hautes, était un second visage qui rythmait, jouait, exprimait jusqu’à l’extase la saveur, la beauté, la joie, la grâce indestructible de l’espèce.

Une langue pour goûter, une autre pour décrire…René Depestre fait partie de ce petit groupe d’élus qui, à l’instar de Gustave Courbet, sont suffisamment « décillés » pour distinguer l’essentiel : l’origine du monde est aussi son présent et son avenir !

Hadriana dans tous mes rêves / René Depestre

Editions Gallimard – 224 p. – (Folio, 2182).
ISBN 2-07-038272-9


Jean-Marc Pitte

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