Entre les lignes

Maël et Vincent Odin : « Entre les lignes », une bd à mi-chemin entre le reportage et le carnet de guerre

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Propos recueillis par Julie Cadilhac – bscnews.fr/ «La guerre de 14-18? Encore!», allez-vous dire. Et bien, oui…et non. Si Maël et Vincent Odin se sont aventurés, eux aussi, sur les sentiers de la Grande Guerre, rappelons d’abord que Maël est l’auteur de la série phare Notre Mère la Guerre aux Éditions Futuropolis et qu’il ne manie donc pas la baïonnette et le casque Adrian à la légère. Ensuite, laissez-nous le temps de vous expliquer qu’« Entre les lignes » est une bande-dessinée à mi-chemin entre le reportage et le carnet de guerre. Elle s’inspire du carnet de notes bien réel d’un certain Marceau Lafougère, instituteur devenu lieutenant, qui prend très à coeur son devoir patriotique. Un ouvrage de qualité pour lequel nous avions envie de partager avec vous les secrets de genèse et de création.

propos recueillis par

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MAËL

On peut lire dans votre prologue qu’ »après six années d’immersion dans des histoires de guerre » vous en aviez « un peu assez». C’est Vincent Odin qui vous a convaincu d’imaginer cet album à partir de l’expérience de son grand-père et des documents qu’il a laissés de son vécu de la guerre de 14-18. On suppose que vous aviez déjà mis le nez dans des lettres de poilus, des photographies, des films de la Grande Guerre. Qu’avait donc de vraiment nouveau ce « témoignage»?
Soyons justes, pour commencer : les correspondances entre les soldats et leurs proches, les photographies, on peut en lire énormément, on en trouve en abondance aujourd’hui – mais se replonger dans de tels documents est toujours émouvant. Ceci étant dit, ce qui faisait la singularité des archives apportées par Vincent Odin, c’était la présence, à côté de ces lettres et photographies, de documents beaucoup plus inhabituels – et le portrait en creux de Marceau qui en émergeait. Dans le même étui de cuir étaient rangés presque côte à côte une carte du parti Socialiste, et un petit carnet imprimé enseignant la bonne manière de tuer son homme à la baïonnette ; des pages d’herbier avec des reliefs de fleurs, et des cartes d’état-major abondamment annotées… Surtout, il y avait ce cahier d’instruction tout à fait semblable à un cahier d’écolier, dans lequel Marceau, élève-officier, consignait d’une belle écriture d’instituteur de véritables leçons de guerre. C’était la première fois que je voyais un tel document – et l’imaginer écrit par un instituteur proche des idées de Jaurès avant-guerre, c’était saisir d’ores et déjà un portrait qui échappait à tous les stéréotypes, à toutes les caricatures.

Julien Lafougère est un « personnage» troublant car, si vous ne le décriviez pas vous-même comme un instituteur pacifique, son carnet d’instruction militaire pourrait être lu d’une tout autre façon, non?
Exactement, et c’est cette complexité un peu troublante qui m’a intéressé d’emblée. Si ce cahier avait été tenu par un officier de métier, plus ou moins va-t-en-guerre, je n’aurais probablement pas eu la même réaction, et le fil rouge aurait été plus difficile à tenir. Marceau n’était pas belliciste, c’est le moins qu’on puisse dire – mais quelles que soient ses opinions, il estimait de son devoir de faire cette guerre, et de la faire bien. Ça semble paradoxal aujourd’hui – mais je pense que cette posture équivoque était fréquente, dans une époque où le patriotisme l’emportait d’un point de vue pragmatique sur les convictions et les idéaux humanistes. Ce qui pourrait apparaître aujourd’hui comme une contradiction était, me semble-t-il, une synthèse nécessaire pour un grand nombre de combattants et de civils.

L’idée centrale c’était de faire alterner des pages d’un cahier réel, compilant des descriptions précises des caractéristiques et de l’utilisation des armes utilisées sur le champ de bataille, avec des fictions démontrant l’efficacité et la carnage que produisaient ces armes?
Notre intention n’était pas aussi systématique, aussi nette et mécanique. Notre idée – mais Vincent Odin vous dira ça en de meilleurs termes – était de créer un récit où les éléments disparates (documents, illustrations, bandes dessinées) se feraient écho, fonctionneraient ensemble tout en ayant leur propre autonomie narrative. C’était la difficulté de ce projet : réussir à installer un fil linéaire dans un ensemble fragmenté. Et pour y parvenir, j’ai eu l’idée de m’appuyer sur le cahier de Marceau, chaque «leçon» sur telle ou telle arme inspirant un récit court en bande dessinée, et faisant écho à telle ou telle illustration (dont la plupart avaient été réalisées avant qu’on ne s’attaque au récit proprement dit). Mais le livre ne se résume pas à ces «leçons» et petites histoires de guerre, et pour lier l’ensemble j’ai imaginé ce prologue et cet épilogue qui font également de Marceau un personnage de papier.

Pas d’émotion exprimée du côté de Julien Lafougère, puisqu’il n’y a pas de présence de lettres par exemple, juste des listes méthodiques et appliquées de renseignements utiles pour vaincre l’ennemi…Souhaitiez-vous montrer un autre visage de la guerre, celui de la détermination et de la foi jusqu’au-boutiste en la défense de sa patrie? Pousser le lecteur à réfléchir sur l’homme et sa capacité étonnante ( effrayante) d’adaptation?
Pas tout à fait – mais je confirme ce que vous dites dans la dernière partie de votre question. Disons que nous voulions éviter tout regard simpliste, et que la confrontation de ces documents à la teneur très martiale avec des histoires pour le coup assez sensible suffisait à créer un balancier d’une perception à l’autre. Si nous avions ajouté une correspondance plus sensible de Marceau (nous en avions un peu sous la main), je pense que nous aurions brouillé inutilement les choses. Mais oui : montrer à quel point la guerre peut refaçonner, modifier, altérer l’homme qui la fait, c’est une direction que j’ai toujours trouvé intéressante d’explorer, que ce soit avec Kris dans Notre Mère la Guerre ou avec Olivier Morel dans Revenants.

Enfin, du point de vue du dessin, avec quelles matières et outils avez-vous travaillé? Était-ce pour donner un aspect «authentique», « vieilli» qui s’harmonisait bien avec les documents d’époque qui sont présents dans le livre?
J’ai travaillé avec les mêmes outils que depuis toujours : encre de chine, aquarelle, crayons, plumes et pinceaux, sur du papier aquarelle. Mais Vincent, en comparant mes dessins à l’encre avec ceux, très soignés, de Marceau, a décelé des similitudes, un effet de confusion, qui nous semblaient proposer une piste intéressante. Et nous avons choisi pour le livre un papier légèrement jaune, ivoire, très beau, dont la teinte rejoignait celle du cahier de Marceau que Vincent a repris quasiment tel quel. Tout ceci a contribué à harmoniser l’ensemble, à fusionner les éléments disp a r a t e s , comme si ma main et celle de Marceau réalisaient ce livre à un siècle de distance.

La double page qui présente une terrasse de café qui embrasse un champ de bataille est superbe… Comment est née cette image? ( p.96/97)
Dans la première phase du projet, Daniel Maghen aimait les grandes illustrations que je lui proposais, mais il regrettait aussi qu’on ne sorte pas des visions de guerre terribles, dures ou tragiques. Il m’a montré une très belle image de Jean-Pierre Gibrat figurant ses personnages féminins attablées à une terrasse dans le Paris de l’Occupation, avec des soldats allemands un peu partout, et m’a dit (en substance) : «ça aussi, c’est un des visages de la guerre». Il avait raison et tort à la fois, selon moi. Avec Kris, dans le tome 3 de Notre Mère la Guerre, nous avons essayé de décrire la complexité des relations entre les soldats et l’arrière, la façon dont la guerre les rendait petit à petit inadaptés à la vie telle qu’elle pouvait encore se déployer à Paris, par exemple. Il ne me semble pas possible de restituer correctement une image de Paris pendant la Grande Guerre sans y faire figurer les soldats permissionnaires trimballant sur les trottoirs leur traumatisme, leur incompréhension, leur inexorable isolement. C’est ce que figure le soldat Desloche, qui passe devant cet arrière-plan dont vous parlez, lequel est une sorte de projection mentale de son trauma. Cette image est ma réponse à cette question : peut-on peindre des images positives de cette guerre – sans parler de parti-pris purement esthétique ? Après sept années consacrées à la dessiner, je ne peux toujours pas m’y résoudre, je laisse toujours traîner çà et là l’empreinte de l’horreur et de la tristesse qu’elle m’inspire.

VINCENT ODIN

Concevoir un album sur l’histoire de votre arrière grand-père, c’est quelque chose qui vous trottait dans la tête depuis longtemps?
Mon métier est de concevoir des livres et de les mettre en pages, en partant d’archives ou de dessins. En ce qui concerne mon arrière-grand-père, je savais que j’avais un matériel formidable à ma disposition, et j’espérais en effet pouvoir le faire connaître un jour. Ce matériel, constitué de photos, de cartes, de papiers d’identité, de lettres et de carnets racontait à lui tout seul l’histoire de la guerre de Marceau, mais je n’avais aucune idée de la forme qu’un tel livre pourrait prendre. Les choses sont devenues plus claires quand j’ai montré ces documents à Maël, dont j’admirais le travail sur cette période, et pour lequel je devais réaliser un catalogue d’exposition. En une après-midi, il a été décidé de faire dialoguer les archives de Marceau et les bandes dessinées de Maël, en évitant au maximum toute rupture graphique ou éditoriale entre les deux. Le dessin et les histoires ont donné de la vie, de la chair et de l’émotion à ces documents d’époque.

Votre arrière grand-mère évoquait-elle souvent son époux, défunt quelques mois avant la fin de la guerre? Quels souvenirs en gardez-vous? Et si ce n’est pas le cas, comment ces documents vous sont-ils arrivés dans les mains?
Oui, mon arrière-grand-mère Suzanne m’a souvent parlé de son mari, malgré les décennies qui nous séparaient de la mort de Marceau. J’ai passé beaucoup de temps avec elle, c’était elle aussi une ancienne institutrice, elle m’apprenait à lire et à dessiner… Quand elle évoquait Marceau, c’était pour parler de sa générosité, elle me disait par exemple qu’il avait pris l’habitude de porter le paquetage d’un camarade de sa compagnie, plus faible que lui. Et il y avait une photo de Marceau dans son salon, celle-là même qui a servi de modèle au portrait en médaillon du prologue. Elle ne m’a jamais montré ces documents, je les ai découverts assez tard, après qu’ils soient passés de main en main et que mon père me les montre, et me raconte leur histoire.

Votre grand-père avait toujours sur lui un appareil-photo: dans les photos du livre, on perçoit la guerre mais toujours dans ses moments de « pause» – ce qui est logique en un sens. Votre grand-père avait-il des photos de blessés, de tranchées juste après les batailles? Si non, est-ce parce que la pudeur de l’époque se refusait à ce genre de photos? Une forme de censure?
J’imagine que les occasions d’utiliser son appareil photo se présentaient dans ces moments de pause, que l’on a pourtant moins l’habitude de voir que les scènes de bataille : la lecture du courrier, la cantine, ou même les photos de poilus éclatant de rire sous leur abri sont de vrais moments de vie. Je pense aussi qu’il raisonnait en instituteur, plus qu’en journaliste… il utilisait son appareil comme il avait dû le faire avant la guerre, photographiant ses amis, un paysage, ou des scènes qu’il espérait peut-être pouvoir un jour montrer à ses élèves.

L’idée d’alterner des pages du carnet avec une sorte de « démonstration» terrible des effets des armes décrites vient-elle aussi de vous? Et si non, pourquoi vous a-t-elle convaincue?
Le carnet était sans doute, si l’on excepte les photos, la pièce la plus intéressante, le témoignage le plus touchant que renfermait la sacoche. En le découvrant, Maël a imaginé les courts récits, que nous avons décidé de faire alterner avec des pages de fac-similé des documents d’époque. Le carnet explique, de façon technique, le fonctionnement des armes, et les récits courts en donnent une terrible illustration.

Enfin, si vous deviez nous expliquer le titre « Entre les lignes »… Vous diriez quoi, vous?
Ce n’est pas un livre d’historiens, nous avons choisi de montrer les documents tels que nous les avons découverts, et de laisser au lecteur le plaisir de les interpréter. Entre les lignes du carnet d’instruction, il trouvera les images de la guerre, les histoires individuelles, et en particulier celle de Marceau, que je suis heureux de faire connaître aujourd’hui.

Entre les Lignes / Editions Daniel Maghen
Scénario : Maël & Vincent Odin, d’après les archives de Marceau Lafougère
Dessin, couleurs : Maël
Genre : Historique, roman graphique
Parution : disponible en librairies
Pagination : 120 pages
Prix : 19,50€

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