JOYCE CAROLE OATES, LA FEMME INVISIBLE

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Joyce Carol Oates est née le 16 juin 1938 à New York et a été élevée dans un milieu rural. Elle a commencé à écrire dès l’âge de quatorze ans. Elle enseigne la littérature à l’université de Princeton où elle vivait avec Raymond Smith, son époux, décédé en février 2008. Depuis 1964, elle publie des romans, des essais, des nouvelles et de la poésie. Au total plus de soixante-dix titres. Elle a aussi écrit de nombreux romans policiers sous des pseudonymes différents notamment; Rosamond Smith et de Lauren Kelly. Son roman Blonde inspiré de Marilyn Monroe est publié dans le monde entier. Cet ouvrage lui a valu les éloges unanimes de la critique internationale. Elle a figuré deux fois parmi les finalistes du Prix Nobel de littérature.
Joyce Carol Oates est entrée dans ma vie, alors que j’étais adolescente. Ma main a saisi au hasard un livre à la couverture rose, Solstice, dans la bibliothèque familiale, et j’ai été subjuguée — par sa façon de rendre la profondeur des personnages, d’être à la fois hors d’eux et à l’intérieur, d’élever une simple histoire d’amour au rang de mythe, d’atteindre l’universel par le particulier (parfois par le détail le plus anodin). En un mot, de réussir l’exploit de toucher au mystère même de la vie et donc, à sa beauté — « Le défi consiste à marier le naturaliste et le symbolique, le réaliste et l’abstrait, l’histoire totalement convaincante et la parabole… c’est-à-dire à réunir le psychologique et le mythique dans un personnage à tout moment… et à marier temps et éternité dans un ensemble homogène » (Journal, 1975)
Si elle jongle avec tous les genres, son immense talent consiste, me semble-t-il, à emprunter à tous pour créer une forme, où le style lyrique s’accorde à rendre la voix des personnages, où la fresque sociale, digne des grands romans classiques, se teinte de suspense pour flirter avec le roman Noir, le Thriller, et même le gothique et le Fantastique. Autre spécificité de Oates, sa signature : un style vivant, habité, flot puissant, limpide en surface, mais qui drague en profondeur limon et secrets — un être à part entière à lui tout seul.

« La Femme invisible. Un titre pour ce journal, je viens de le décider. Puisque je me sens si souvent “invisible” » écrit Joyce Carol Oates en 1978. Invisible à elle-même peut-être, mais pas dans les bibliothèques ! Avec pas moins de 38 romans à son actif, 19 recueils de nouvelles, sans compter les poèmes, les pièces de théâtre et les essais, la romancière est à la tête d’une œuvre considérable.
Qui se cache derrière cette montagne de livres ? Qui est la femme derrière l’écrivain et y a-t-il une dichotomie possible ? Joyce Carol Oates est la première à s’interroger entre les pages de son Journal (éditions Philippe Rey) : « Relu quelques pages de ce journal. Je suis frappée par l’impression générale d’ “altérité”… d’une sensibilité autre. (…) Rien de ce que j’écris ne me représente-t-il donc jamais ? Je me sens au centre d’une multitude de moi » confie-t-elle en 1976 et trois ans plus tard : « J’ai pensé un moment que les deux ou trois moi qui étaient en prises se résoudraient et que l’un d’eux triompherait (…) mais ce n’est pas arrivé. Cela n’arrivera pas. »
Quand elle décide de s’atteler à son Journal sérieusement — en le tapant à la machine — à la veille de ses trente-quatre ans, c’est, entre autres, pour conserver une trace de son processus créatif et « analyser sans relâche la “conscience” qu’[elle] habite » comme un serpent habite sa peau. Qui est cette Joyce, qu’elle oppose à JCO ? Ces quelques 300 pages expurgées donnent sûrement des bribes de réponses. En tout cas, indique-t-elle dans la préface, elle ne les relirait pour rien au monde, car cela reviendrait à manger un sandwich au verre pilé. Autrement dit, à risquer d’ y laisser… sa peau !
Le Journal commence justement avec cette révélation : « Suis-je morte, d’une certaine façon, en décembre 1970… ? (…) Pendant un certain temps, ensuite, j’ai eu le sentiment que mon séjour en tant que « Joyce » avait pris fin ; ou peut-être que ma mort (…) était déjà accomplie et absorbée dans ma vie. (…) Mais si je suis morte d’un certain point de vue, d’un autre je suis toujours en vie. Ce n’est pas « ma » vie ici, qui est en train de taper ces mots ; c’est « une » vie, la vie de quelqu’un, quelqu’un qui est et n’est pas tout à fait moi-même. (…) Chaque instant répond à la question : comment ai-je vécu cet instant quand j’étais en vie ? »
A jamais changée après une violente crise de tachycardie qui manque l’emporter à l’âge de dix-neuf ans, il semble que depuis, Joyce Carol Oates ait développé un rapport à son corps bien particulier. Elle le tient à distance, le prive pendant de longues périodes — « La nécessité de manger me révulse » (1976), « L’attrait de l’anorexie n’est pas un mystère » (1979). Mieux, elle parle de « maîtriser , mortifier la chair » avec pour résultat « l’envol » de ses pensées. En 1981, elle écrit : « … la forme (du roman) crée-t-elle l’afflux de moi « perdus » ; ou est-ce le véhicule par lequel ils sont finalement appréhendés… Le rêveur provoque-t-il le rêve ou le rêve le rêveur ; jeûne-t-on à la recherche de visions ou les visions exigent-elles le jeûne… » Mais l’anorexie dépasse l’expérience créatrice, puisqu’elle revient à intervalles réguliers pendant ces dix ans, associée à des épisodes dépressifs, où son corps disparaît à cause du « désespoir, l’épuisement du désespoir : un échec de l’imagination (…) »
Et si, face à ce cœur défaillant — volcan qui menace de se réveiller à chaque instant —, à l’absence atroce des êtres aimés et disparus, à la mort, créer semble offrir le pouvoir suprême — « (…) m’étant immergée dans la conscience de tant de gens, ma propre “vie” a été remarquablement prolongée : pas une mais multitudes, et pas de fin en vue. L’imagination triomphe non seulement des limites apparentes du corps, des limites apparentes de la psyché, mais du temps lui-même. Notre marge de divinité… » —, c’est un pouvoir à double tranchant, qui peut engloutir l’écrivain à tout moment. Elle écrit en 1975 à propos de son livre Les Tueurs : « Je me demande si d’autres écrivains le savent… ? Il leur faut être très, très prudent. Ce sont très littéralement des questions de vie ou de mort. Certains sujets sont dangereux, ils empoisonnent le sang, s’insinuent dans les rêves et exigent une allégeance totale : et si l’on n’est pas assez fort pour les affronter… ? »
Mais pour Joyce Carol Oates, il n’y a pas d’alternative. Elle écrit dès 1975, dans un passage où elle se compare à la chaste et recluse Emily Dickinson, que « l’art doit avoir la priorité. En 1979, cependant, elle nuance : « Plus l’investissement spirituel dans une œuvre est intense, moins la vie elle-même peut-être vécue intensément. Et pourtant… ! Le numéro de corde raide a de l’attrait », car c’est ainsi, déformée par l’art, que la vie réelle trouve valeur à ses yeux. Tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, le Journal laisse émerger le portrait d’une femme amoureuse, hôtesse et maîtresse de maison modèle, qui apprécie plus que tout la compagnie de son mari, l’éditeur Raymond Smith (décédé en 2008), avec qui discuter, manger, se promener, jogger, dormir, sont autant de moments de bonheur irremplaçables. C’est aussi une fille aimante, qui souffre dans sa chair — « J’ai l’impression d’avoir été dépouillée de ma peau (…) » — après chaque visite de ses parents, consciente de l’empreinte inexorable du temps.
Ce même paradoxe qui la pousse en 1978 à se traiter d’« imposteur » — « quelqu’un qui est parvenu on ne sait comment à équilibrer mondes intérieur et extérieur, sans léser ni l’un ni l’autre — mais en préférant en termes de survie, le monde extérieur — par quoi j’entends ce qu’entendait Flaubert — la banalité d’une vie saine, routinière, domestique, où les énergies sont tendrement cultivées, jamais gaspillées. » —, laisse cependant place à un sentiment de victoire les années passant : « j’ai voulu être une épouse modèle ; et une fille modèle ; et un professeur modèle ; et une amie modèle (cela à doses limitées ; et un écrivain modèle (dans le sens où mon écriture ne me rend pas folle, ne me détourne pas des autres, ne devient pas l’instrument même de ma perte. » (…) ce qu’il y a de stupéfiant, c’est que j’ai apparemment réussi… » (1981)
Toutefois, il y a bien une impasse dans sa vie, l’expérience de la maternité : « M’imaginer mère : un vide », écrit-elle en 1976, sans compter l’anorexie, qui au plus fort de la maladie, la prive de sa fécondité. La même année, elle avoue ne pas comprendre le désir obsessionnel de la poète Sylvia Plath d’enfanter. Elle révèle, d’ailleurs, à un moment qu’elle s’entend souvent une voix intérieure de petite fille quand elle est en société. Mais l’œuvre de la romancière n’est-elle pas finalement une forme de maternité ? « Vivre la langue minute par minute… les arabesques de la langue… prononcer des phrases et des expressions à hautes voix… sentir quelque chose naître à la vie… » Et dans le cas de Oates, une maternité exceptionnelle, surnaturelle, exubérante. Elle est toujours « grosse » d’une nouvelle histoire, d’un nouveau projet de roman. Dans ses jeunes années, la moindre bribe de rêve devient poème ou nouvelle, elle est obsédée par des images, des personnages se mettent à vivre dans sa tête et, brouillon après brouillon, manuscrit après tapuscrit, elle les accouche sur le papier. A tel point qu’elle écrit en 1979 : « Qui est la personne qui a écrit tous ces livres ! Je sais que c’est « moi », et pourtant… Quand je feuillette The Poisoned Kiss, je suis effarée par le peu de souvenirs que j’ai de ce livre. Je n’ai aucune idée de la façon dont finissent les histoires… ! »
L’écriture comme obsession revient souvent dans le Journal : « Je remarque chez moi, cette année, une gravitation accentuée vers l’écriture. Presque une attraction physique… vers cette pièce, ce bureau. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? (…) Je suis libre, je suis autodéterminée, je ne suis pas ici sur terre simplement pour créer de livres, des intrigues toujours plus compliquées, horribles, tapageuses » et toujours en 1979 : « Très manifestement j’ai besoin de cette pauvre créature qui écrit jusqu’à ce que la tête lui tourne, que sa vue se brouille et qu’elle se rappelle à peine qui elle est… ». Tandis que les livres terminés s’empilent chez son éditeur, en attente, qu’elle-même essaie de se raisonner, de trouver des stratagèmes pour se ménager une respiration entre les livres (prise de notes plus longues…), le blues post partum est si fort, qu’il faut s’atteler à un autre, même si « le plaisir exquis d’envisager un nouveau roman » se transforme en « euphorie et appréhension démentes ». Elle écrit en 1981 : « … des mois durant, j’ai été obsédée, obnubilée, anxieuse, j’ai tâtonné, ne rêvant que de liberté, et maintenant… et maintenant, vais-je enfin accéder à cette précieuse liberté et la trouver… parfaitement vide ? » Ce qui ne l’empêche pas à d’autres moments de se trouver « paresseuse » et de s’étonner qu’on la qualifie de prolifique, vu qu’elle enseigne la moitié du temps !
Du coup, bien qu’elle ne cache pas son ambition, ses rivalités (notamment avec son ami John Updike), qu’elle souffre de sa « réputation » — « Pour être une personnalité littéraire, il faut veiller à ne pas publier trop souvent : un roman tous les cinq ou six ans, pas davantage. », « Quelqu’un m’a dit que j’étais le plus détesté des écrivains contemporains. Je n’arrive pas à le croire. » —, une fois la reconnaissance acquise, elle fuit promotion et médias, qui risqueraient de lui faire « perdre » son livre en cours. Une « invisibilité » qui contribue à alimenter les rumeurs. Avec humour, elle relate ses déboires avec un journaliste en 1982, alors que sa notoriété n’est plus à faire :

« (…) Pour le Herald Miami, Bob Robertson m’a demandé comment je réagissais au fait que presque tous les gens qu’il connaissait à Miami me croyaient folle. Je lui ai demandé de répéter, l’ai dévisagé, ai cligné les yeux avec un air sans doute totalement désorienté ; puis j’ai fini par murmurer que c’était plutôt… eh bien, plutôt… bizarre, sûrement ?… étant donné que j’enseignais dans des universités depuis 1961… et avais publié tant de livres… et… ma foi… sûrement “ C’est comme si on vous demandait si vous aviez la syphilis”, ai-je dit, à la fois blessée et furieuse, (…)… je me suis alors dit : tout cela pour quoi ? — rien ? Mon image publique n’est pas celle de l’intelligence trop conventionnelle, trop littéraire, universitaire, que je pense être (en fait) ; mais celle d’une folle à lier… qui entend des voix, transcrit un charabia et court certainement dans les rues en chemise de nuit, les cheveux épars dans le dos, comme une victime gothique. »

Dès les débuts de son Journal, Oates se défend de ressembler à son œuvre, elle écrit en 1973 : « La personne que l’on est, on n’a guère envie d’écrire sur elle. En tant que romancier, on doit accorder du prix à l’excentricité, la passion, le paradoxe (…) A tous ceux chez qui la force vitale est merveilleuse et criminelle. Atteignant la frénésie. » Toutefois, ne dresse-t-elle pas ici son propre portrait ? « Penser que je ne peux pas vivre le reste de ma vie ; je n’y arrive pas ; je vais devoir mourir. », confie-t-elle en 1981, « Mais je ne le supporterais pas six jours. D’où ma fureur, ma frénésie, mon travail des heures durant, simplement pour franchir le barrage, ou le contourner, passer dessus, dessous, n’importe quelle direction ! — n’importe laquelle, pour vivre. ». Elle-même ajoute l’année suivante : « Jamais je ne pourrai aborder la mort de Kay ; ou ma mélancolie intermittente concernant le vieillissement de mes parents, celui de Ray et de moi-même etc. mais je peux traiter habilement ces questions par l’intermédiaire d’un récit distancé (…) » Mais pour qui connaît son œuvre, la réponse apparaît dans une entrée de 1982, qui fait figure de révélation, où elle dévoile le noyau dur de sa personnalité, la tragédie familiale, l’énigme qui l’obsède et fonde, sans doute, son besoin d’écrire : « (…) “ Si un homme avait fait à ma mère ce que ton père a fait à ta mère” a dit quelqu’un à mon père quand il était adolescent à Lockport — “je le tuerais. Je le chercherais et je le tuerais.”… Mais qu’à fait exactement mon grand-père Oates à ma grand-mère Blanche ?… et pourquoi mon père n’a-t-il jamais été en mesure de le découvrir ? (…)Mon Dieu, me dis-je, si seulement je pouvais être transportée dans leur monde, leur époque ! (…) et le monde extraordinaire de ma grand-mère ; Blanche Morningstar ; cette jeune femme sombre dont je semble avoir hérité les traits, en partie (…) si je pouvais souhaiter un rêve, je souhaiterais être transportée à cette époque ; en 1936 ou 1937 ; ou plus tôt, 1914 – et après, quand ma grand-mère était jeune. Mon Dieu, avec quelle force je le souhaite. Mais je n’ai d’autres ressources que les souvenirs incertains des autres ; et les miens, des images on ne peut plus vagues. Si seulement, un jour, l’imagination pouvait exaucer me prières. Si l’Imagination était Dieu… »

C’est elle qui souligne ces phrases et tout est dit. Dix années charnières viennent de s’écouler qui lui ont apporté succès et reconnaissance — entrée à l’Académie américaine des arts et des lettres, National Book Award pour Eux en 1970, Best seller en 1980 avec Bellefleur. Et si la même année, elle en est toujours à se demander : « comment et pourquoi le portrait suggéré par les livres est en contradiction totale avec la personne que j’habite ? », la postface de son recueil de poèmes, La femme invisible, regroupant des poèmes écrits à la même époque (entre 1970 et 1982), donne pourtant un tout autre son de cloche, quand on lit : « Le thème de l’invisibilité m’a hantée des années durant et ce depuis ma prime jeunesse. Une femme se sent souvent ”invisible” car son aspect physique — sa “visibilité” —, prédomine, éclipse sa véritable identité. (…) De la même manière, on peut considérer que le poète, incarnant une conscience et une voix, est également “invisible”. »

Maïa Brami

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