Après San Michele (Seuil 2014 ; Prix Méditerranée 2015), Barroco bordello (Seuil 2020) et La balade de Galway (Arléa 2021), il nous embarque à Long Island, l’anti-Manhattan, dans l’Etat de New York, une terre mythique, sublime, celle de Jack Kerouac et de Lou Reed, celle de l’Amérique des premiers colons et des immigrés slaves qui parlent l’ukrainien et le russe. Là-bas, le narrateur a rendez-vous avec son demi-frère, Charlie, qui lui a demandé d’être témoin de son mariage avec une Estonnienne. Il ne l’a pas revu depuis le temps où ils se retrouvaient en Bretagne autour d’un flipper ou d’un juke-box, un verre à la main. Thierry Clermont évoque avec tendresse cette fraternité qui lie les cabossés de la vie et les fous de rock n’roll. Un roman jazzy, rythmé, road-trip fascinant et émouvant, porté par un style poétique, où l’on est pris par cette quête « d’ivresse intérieure de la vertu », que créent les lieux, les paysages, les rencontres et les spectres.
Après les élections américaines à mi-mandat, vous qui avez été à Long Island, comment expliquez-vous la montée des Républicains, avec un risque de retour au conservatisme de Donald Trump et de perte des valeurs démocratiques ?
La partie orientale de Long Island, où se trouvent les comtés de Nassau et du Suffolk, qui dépendent de l’État de New York et non pas de New York City, comme Manhattan ou Brooklyn, a toujours été conservatrice. Ce qu’ont confirmé les résultats des élections de mi-mandat, avec même des scores en progression pour le vote républicain à Nassau et dans le Suffolk, qui compte au total trois millions d’habitants, à grand majorités blancs. C’est ici la terre des descendants des premier colons, des WASP, venus d’Angleterre et de Hollande. Et ceux qui avaient été tentés par le vote Joe Biden à la dernière présidentielle ont été déçus par sa politique. Ici, les citoyens tiennent avant tout à leurs privilèges, à leur petit monde, ne tolérant les migrants latino-américains que s’ils sont cantonnés aux « sales boulots ».
« Ceux qui avaient été tentés par le vote Joe Biden à la dernière présidentielle ont été déçus par sa politique. Ici, les citoyens tiennent avant tout à leurs privilèges, à leur petit monde, ne tolérant les migrants latino-américains que s’ils sont cantonnés aux « sales boulots » »
Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur Long Island ?
Comme je m’intéresse de près aux îles, après Venise, Cuba et l’Irlande, j’ai décidé de jeter mon dévolu sur une partie spécifique de New York, peu fréquentée par les touristes, Long Island, surtout connue pour le quartier de Brooklyn. Cela m’a permis de parler de ce monde insulaire bien particulier, très contrasté. Rien de commun en effet entre le cosmopolitisme populaire du Queens et les ports de plaisance cossus qui se trouvent à l’est de Long Island. Entre les friches industrielles du Queens et les vignobles qui s’étendent sur la côte nord, près du paradis des surfeurs. Entre les coffee-shops branchés de Brooklyn Heights (où vivaient de nombreux écrivains) et la supérette casher du Queens.
Le demi-frère du narrateur, Charlie, existe-t-il ou est-il un prétexte pour servir de guide à son aîné ? Comment avez-vous construit ces deux frères, en apparence opposés ? Qu’est-ce qui les unit ?
Ce demi-frère cadet, franco-américain, est sorti de mon imagination. Je l’ai choisi, car il fallait à la fois un guide pour le narrateur, et un personnage qui soit son contraire, pour mieux évoquer la vie tumultueuse de ce dernier. Outre l’amour commun pour leur père, ce qui les unit, les réunit, c’est, je crois, leur goût pour une certaine aventure, pour les prises de risque. Si Charlie à un côté aventurier qui a bourlingué en Europe et aux États-Unis, son demi-frère serait plutôt un aventurier de l’esprit, un rêveur. Mais tous les deux sont toujours à un moment donné, sur le fil du rasoir, à deux pas de passer à côté de leur vie.
« Rien de commun en effet entre le cosmopolitisme populaire du Queens et les ports de plaisance cossus qui se trouvent à l’est de Long Island. Entre les friches industrielles du Queens et les vignobles qui s’étendent sur la côte nord, près du paradis des surfeurs »
Qu’est-ce qui vous fascine à Long Island, cette île où l’on accède par en train de Manhattan, à la fois terre des premiers pionniers, parc d’attraction et royaume des surfeurs ?
C’est le fait de passer d’un monde à l’autre, et même d’une langue à l’autre, en quelques heures à peine, que ce soit en voiture, ou en empruntant le train régional, qui traverse les 200 kilomètres de Long Island. Ce changement brutal peut même se faire en quelques minutes. Dans le Queens, au bout de vingt minutes de marche, je suis passé d’un quartier populeux essentiellement fréquenté par des Colombiens, au quartier juif situé dans Flushing Meadow, où se concentrent la dernière grande vue d’immigration venue depuis les années 1980 d’Ukraine, de Russie, de Biélorussie. Et plus récemment, issue des ex-républiques d’Asie centrale, comme l’Ouzbékistan. À tel point qu’une partie de ce quartier a été surnommée le « Queenistan ».
Pourquoi privilégier le train ? Où logiez-vous ?
J’ai toujours privilégié le train, en l’occurrence, à New York, le Long Island Railroad. C’est pratique, on a le temps de regarder le paysage, d’engager une conversation, d’observer les passagers. Un vrai bonheur, car c’est l’idéal pour découvrir et stimuler l’inspiration ! Il faut compter 2 heures et demi de trajet direct, entre Manhattan et Penn Station et la gare de Montauk. Lors de mon dernier séjour à East Hampton, je logeais seul dans une ancienne auberge, luxueusement aménagée, très confortable, à deux pas d’un ancien moulin à vent. La journée, malgré le froid, je la passais à me balader, à fréquenter les rares cafés, les églises presbytériennes, à marcher trois ou quatre kilomètres pour rejoindre les plages, spectaculaires, battues par les vents de l’Atlantique. Une amie française, qui vit à Brooklyn depuis une dizaine d’années, m’avait d’ailleurs rejoint pour passer la journée : elle ne connaissait pas la région des Hamptons, qui sont pourtant à une heure de train.
« J’ai toujours privilégié le train, en l’occurrence, à New York, le Long Island Railroad. C’est pratique, on a le temps de regarder le paysage, d’engager une conversation, d’observer les passagers »
Parlez-nous de Little Odessa où se retrouvent des exilés slaves. On sent que « sa splendeur bordélique » vous paraît des plus romanesques.
Little Odessa est situé à Brighton Beach, au bout de la longue promenade du bord de mer qui part de Coney Island. Depuis plus d’un siècle, c’est un monde à part, fascinant, dépaysant. Ici vivent les gens, ou leurs descendants, débarqués de Kiev, Lviv, Odessa, Moscou, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk. Dans les rues commerçantes du quartier, on entend surtout parler l’ukrainien et le russe, y compris chez les jeunes. Les enseignes des boutiques et des échoppes sont écrites en cyrillique. On est entre le monde de Tolstoï et celui – interlope et violent – d’Hubert Selby, c’est très étrange. Je m’étais attablé à la terrasse du bar-restaurant Tatiana. Les jeunes serveuses blondes et nattées, hautaines, y parlaient un mauvais anglais. À deux pas, sur un banc, un vieux couple, face à la mer, lisait la presse locale, écrite en russe.
Vous dédiez votre roman à la mémoire de Delmore Schwartz dont vous avez postfacé le recueil de nouvelles, Dans les rêves, avec une préface de Lou Reed (Rivages, 5 octobre 2022). Pourquoi aimez-vous tant Schwartz ?
Je l’aime pour deux raisons : c’était un écrivain génial, précoce, précurseur de Saul Bellow et de Philip Roth, et c’était un looser, qui a rapidement gâché ses dons à force d’alcool et d’amphétamines ; un homme tiraillé entre ses origines juives roumaines et l’illusion du rêve américain. Un éternel insatisfait, mais qui a su le dire, et l’écrire. D’où mon admiration.
On parle beaucoup de ses nouvelles, qui sont aussi dérangeantes que superbes, mais c’est oublier l’extraordinaire poète qu’il fut, hélas non traduit en français. Cela, Lou Reed qui fut son élève à l’université, le savait.
Le narrateur retourne à Brooklyn Heights, puis à Coney Island où Jean Cocteau et Sergueï Prokofiev étaient fascinés par Luna Park. Vous évoquez Colette, Blaise Cendrars, Paul Morand, Aragon et d’autres écrivains. Pour vous, les voyages ne sont-ils pas avant tout éclairés par des figures littéraires ?
C’est sans doute prétentieux, mais dans mes livres, je place au même niveau, sur un pied d’égalité, les personnages et les paysages. Dans un va-et-vient permanent. Un personnage historique ou une figure du passé fait-il une apparition dans tel ou tel quartier, ou zone géographique, que je ne connais pas : aussitôt je me renseigne, avant de me rendre sur les lieux. Et inversement, en lisant des dizaines d’ouvrages sur le Queens ou les Hamptons, je suis tombé sur des destins incroyables, je pense notamment aux récits et reportages de Peter Matthiessen (Men’s Lives: The Surfmen and Baymen of the South Fork), ou à la destinée de la chanteuse oubliée Libby Holman, qui a épousé l’Amérique, depuis la période de la Prohibition jusqu’aux années 1950. Elle possédait une grande villa protégée donnant sur la plage d’East Hamtpon. Quand j’ai découvert son ancienne résidence, un matin de brume et de vent, le refrain bientôt centenaire de « Body and Soul » m’est revenu. C’est aujourd’hui un standard du jazz.
« C’est sans doute prétentieux, mais dans mes livres, je place au même niveau, sur un pied d’égalité, les personnages et les paysages. Dans un va-et-vient permanent »
Qu’en est-il de Scott Fitzgerald ? Avez-vous retrouvé West Egg où se trouvait la villa de Gatsby ?
Ce sont deux lieux fictifs et opposés, qui effectivement servent de décor à Gatsby le magnifique, situés sur la côte nord-ouest de Long Island, dans les environs de Great Neck et de Port Washington, deux péninsules que j’ai visitées il y a trois ans, par simple curiosité. Et non pas par goût : je ne suis jamais tombé sous le charme des romans de Fitzgerald. Son univers ne m’intéresse pas.
Votre livre est plein de musique, comme celle de Lou Reed ou d’Aaron Copland. Leurs airs résonnent-ils encore là-bas ? La pin-up Gypsy Rose Lee reste-t-elle encore célèbre ?
Oui, Lou Reed, dont le tube reste « Walk on the Wild Side » est toujours populaire, notamment par ses chansons composées au sein du Velvet Underground, comme « Heroin », « Waiting for the Man », ou le sublime « Sunday Morning » que chantait Nico. Tout comme les refrains punks des Ramones, qui eux aussi vivaient à Long Island, dans le quartier du Queens. Copland : il est surtout joué par le New York Philharmonic, qu’avait dirigé son ami Leonard Bernstein. Ses superbes pièces pour piano sont moins connues, notamment celles inspirées par le blues, composées à la fin des années 1920. Ce qui est bien dommage.
Hélas, ce personnage tonitruant de Gypsy Rose Lee, la reine des effeuilleuses dans les années 1940, amie de Carson McCullers, qui a également écrit des parodies de thriller, est tombé dans l’oubli, même si l’on peut encore trouver un CD avec des airs qu’elle avait enregistrés ; je pense à « I Can Cook, Too » de Bernstein, et « The Heart is Quicker than the Eye », tiré d’une célèbre comédie musicale.
Quels sont les meilleurs souvenirs que vous gardez de ce séjour ?
J’ai séjourné à Long Island à plusieurs reprises, et de façon plus rapprochée à la fin des années 2010, après une première découverte en 2005, puisqu’à cette époque je vivais à Brooklyn. La meilleure sensation, c’est bien sûr la découverte, celle de l’envers du décor new-yorkais. Toutefois, le souvenir le plus vivace reste celui de mon dernier séjour en date, en décembre 2021, juste après la réouverture des frontières américaines. J’avais comme port d’attache East Hampton, à l’est de l’île. La petite ville était très peu fréquentée, repliée sur elle-même, entre les illuminations de Noël, et les longues plages désertes, bordées par les villas des milliardaires de Manhattan. Et de là, je me suis baladé à Sag Harbor, l’ancien port de pêche où John Steinbeck a fini sa vie, à Springs, la bourgade chic où s’était retiré Lou Reed, à Sagaponack, et j’ai poussé jusqu’à la pointe orientale de Long Island, à Montauk, fréquenté dans les années 1970 et 1980 par Andy Warhol, où se dresse un phare imposant sur le promontoire. Là, j’ai fait une de mes plus belles rencontres, celle d’Abelardo, un chauffeur de taxi dominicain, âgé d’une cinquantaine d’années, et qui m’a raconté sa vie, en espagnol, bien sûr. Au bout de vingt minutes de course, juste avant d’arriver au phare rouge et blanc de Montauk, il avait ralenti puis stoppé net pour laisser passer, à dix mètres de la voiture, trois biches qui sortaient tranquillement d’un parc naturel protégé.
« Long Island, baby », de Thierry Clermont (Stock ; 286 p. ; 20,50 €.)