Emmanuel Razavi souhaite avec cet ouvrage porter la voix de ces grands reporters qui, tous les jours, sur le terrain, se mettent en danger pour nous rapporter une information précieuse sur des conflits à l’autre bout du monde. Des témoignages passionnants en guise d’hommage à l’information de terrain.
Emmanuel Razavi, vous publiez ce qui peut s’apparenter à un recueil de grandes voix de grands reporters. Comment avez-vous choisi ces témoignages ?
Ce livre, « Grands reporters confessions au cœur des conflits », est en quelques sortes constitué tel un grand reportage sur les grands reporters de guerre, car ils parlent tous de leur vécu sur le terrain, à travers des histoires et des anecdotes très fortes. Ils me parlent de leur expérience sur des théâtres de guerre comme l’Afghanistan ou l’Irak, mais aussi de zones difficiles comme l’Arabie saoudite ou le Pakistan.
J’ai en fait donné la parole à ceux que je connaissais le mieux, dont je connaissais et appréciais le travail. L’idée était de rompre avec les clichés et de montrer que ce sont des gens ordinaires confrontés à des évènements extraordinaires, qui sont témoins de l’histoire en marche. Ces grands reporters français sont les dignes successeurs d’Albert Londres et de Joseph Kessel, qui ont donné ses marques de noblesse au grand reportage.
C’est aussi un livre qui parle d’engagement, de sens et de résilience. Car on ne fait pas le métier de grand reporter sans s’engager, avec sens, dans une aventure où l’on risque sa peau. Je parle donc des risques que prennent ces reporters de guerre pour ramener une information, parfois au péril de leurs vies. Je raconte et rends enfin hommage à l’histoire de certains de mes camarades morts en mission, comme les magnifiques réalisateurs cameramen Stephan Villeneuve et Pierre Creisson, qui étaient des grands reporters extraordinaires, héritiers de Schoendoerffer, avec lesquels j’aimais travailler. Je les admirais pour leur courage, leur passion intense du journalisme, leur curiosité insatiable et leur intelligence au travail comme dans la vie.
Pourquoi était-ce important pour vous de transmettre ces voix ? Y-a-t-il quelque chose qui tient de la transmission ?
C’est exactement le cas. Transmettre de la connaissance est notre mission en tant que journalistes. Nous choisissons nos reportages en donnant le plus souvent la parole, parfois au bout du monde, à ceux qui ne l’auraient pas sans nous. Les grands reporters sont une fenêtre sur le monde, un pont entre les cultures. Ils racontent le réel, sans être sous la pression de quiconque. Ce sont des êtres indépendants, à la fois aventuriers et intellectuels, doués d’une culture importante, qui assument de relater ce qu’ils voient, quitte parfois à déplaire. Ce sont de véritables piliers de l’information indépendante. Je dirai même plus : parce qu’ils sont indépendants, ce sont des piliers de la liberté d’expression et donc de la démocratie.
Aujourd’hui, la France a-t-elle selon vous suffisamment de grands reporters pour informer sur la réalité de situations souvent complexes à l’autre bout du monde ?
Il n’y a plus assez de grands reporters. C’est un comble pour un pays qui a inventé au début du siècle dernier, avec Albert Londres, le grand reportage. Leur nombre ne cesse de diminuer depuis 20 ans. Or, sans ces grands reporters, il ne peut y avoir de prise directe avec le réel. Car ce sont eux qui relatent les faits depuis le terrain. Il faut savoir que la France fut durant des décennies un centre international du grand reportage et Paris la capitale mondiale du photojournalisme. Mais le monde des médias change. Depuis quelques années, un certain nombre de chaines d’infos en continu préfèrent faire venir sur leurs plateaux des gens qui donnent un point de vue sans pour autant toujours être des spécialistes de terrain. Ainsi, des gens vous parlent des évènements en Afghanistan sans y avoir mis les pieds. Je ne suis pas contre bien sûr, car chacun a le droit de s’exprimer. En revanche, l’info de terrain donne une image exacte du réel. Elle est en même temps la base, et le complément indispensable à l’analyse.
Est-ce que le « tout info » et le syndrome du « Breaking News » ne portent pas un préjudice considérable aux reportages de terrain?
Bien sûr. Et cela donne également une part trop importante à l’émotion, notamment lorsqu’ils sont relayés sur les réseaux sociaux. Ces breaking news sont cela dit importantes. En revanche, on ne peut s’en contenter. Il est nécessaire de donner le temps à des reporters pour enquêter, vérifier et recouper leurs informations. Une enquête prend souvent plusieurs semaines, parfois des mois. Ce temps est nécessaire pour ramener une information juste, décryptée, qui va au fond des choses. Aujourd’hui, le « tout info », notamment en ce qui concerne les sujets politiques, est parfois réduit à des punchlines répétées plusieurs fois par jour tel un mantra. Certaines chaines, comme les réseaux sociaux, nous assènent ainsi des vérités toutes faites, qui tiennent plus de l’idéologie ou de l’opinion que de l’information vérifiée.
Pensez-vous que le métier de reporter de guerre pourrait disparaître en France dans les années à venir fautes d’individualités suffisamment passionnées ?
Le métier de reporter de guerre est de plus en plus difficile à exercer. D’une part en raison du fait que les reporters sont plus que jamais des cibles de l’hyper terrorisme islamiste.
Mais il y a aussi une autre réalité : envoyer un reporter en Irak ou en Afghanistan coute plus cher que d’inviter des experts sur des plateaux à Paris. Enfin, aujourd’hui, avec le numérique, n’importe qui peut s’improviser « journaliste » et transmettre des images de ce qui se passe en Syrie ou en Libye par exemple, en quelques minutes, ou les poster sur les réseaux sociaux. Dès lors, les rédactions emploient moins les grands reporters. Mais c’est une erreur, car ce métier ne s’improvise pas. Il faut en effet savoir analyser le contexte dans lequel a été pris une image ou celui dans lequel une information est relayée. Ce qui menace notre profession, c’est aussi l’hyper éditorialisation des sujets d’actualité faite par des non-journalistes et des « experts en tout ». Il faut de l’éditorialisation, bien sûr, mais elle doit s’ouvrir aussi à des professionnels qui ont l’expérience du terrain.
Quelles sont les qualités incontournables pour devenir un grand reporter ?
Il faut de la curiosité, de l’empathie, de la détermination, savoir s’adapter, avoir énormément de culture générale, aimer l’aventure et ne pas avoir de préjugés. Nous ne sommes pas là pour être les relais d’une idéologie, quelle qu’elle soit, mais pour rapporter des faits et les décrypter à partir du réel. Il faut aussi donner du sens au reportage que l’on réalise en sachant pourquoi l’on décide de se rendre sur une zone à risque. Avant de partir en reportage, nous réfléchissons tous à l’intérêt du sujet pour le public, à son impact.
Chez Fildmedia, le grand reportage est votre ADN. Est-ce que ce choix s’avère gagnant pour vous ?
Avec la rédactrice en chef, Peggy Porquet, qui est aussi mon associée et mon alter égo, nous nous battons pour faire vivre notre métier de grand reporter, car nous y croyons. À l’écrit, nos modèles, ce sont des titres magazines tels Newsweek et le Figaro Magazine, qui restent des références incontournables en matière de journalisme, car ils ouvrent leurs colonnes tant à des grands analystes qu’à des grandes plumes du grand reportage et des photojournalistes de grand talent. Pour la partie reportage vidéo, nous sommes plus proches de ce que fait une chaine, brillante selon moi, comme Arte.
Nous sommes d’ailleurs de plus en plus lus, et l’on se rend compte que notre travail plait. Lors des évènements d’Afghanistan cet été par exemple, nous avons eu des scores de connexions énormes sur les reportages consacrés au sort des femmes afghanes, ou encore au départ précipité des Américains. Des centaines de milliers de gens nous ont lus juste sur sur ces sujets. Récemment, Francis Matteo, qui est grand reporter, est allé à Cuba interviewer des opposants persécutés qui se cachaient ou qui étaient en résidence surveillée. Il a fait un travail remarquable, qui comportait des risques importants, et qui a beaucoup plu à nos lecteurs.
C’est donc un très bon signal. Mais notre métier est évidemment compliqué en raison des risques que prennent parfois nos reporters. Cependant, vous le savez comme moi. Il se passe quelque chose de formidable, actuellement, concernant les médias numériques. La presse se réinvente sur Internet. Si les gens se défient des médias dits « main Stream », en revanche, ils aiment notre authenticité, notre ton simple et direct, notre connexion au réel. Nous ne défendons aucune idéologie ni ne donnons de leçons de morale. Nous rapportons simplement les faits, en nous appuyant sur ce que l’on voit. Il faut cependant trouver le bon modèle économique qui, je le crois, n’est plus celui de l’abonnement, mais passe plutôt par la publicité éthique.