Pier-Philippe Chevigny : « Depuis 5 ans, on assiste au Québec à une éclosion de groupuscules militants, parfois violents, qui ont pris une place de plus en plus considérable dans les médias traditionnels »

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Pier-Philippe Chevigny est un jeune réalisateur québécois, engagé et passionné sur les problématiques sociales et migratoires dont il nourrit ses films. Dans ce court-métrage intitulé Recrue, il dresse un portrait de Québecois ordinaires engagés dans la lutte contre l’immigration clandestine qui s’est fortement intensifiée suite à la suspension par le gouvernement américain du « Temporary Protected Status ».

propos recueillis par

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Ainsi, Recrue met en scène notamment un très jeune garçon qui découvre les patrouilles citoyennes dont son père fait partie pour débusquer les immigrés clandestins qui tentent d’entrer au Québec. Entretien.
Quel est le point de de départ de Recrue ?
 
RECRUE s’inspire de la montée de l’extrême droite au Québec. Depuis les cinq dernières années, on assiste à une éclosion de groupuscules militants, parfois violents, qui ont pris une place de plus en plus considérable dans les médias traditionnels. C’est un phénomène qui n’existait pas avant, et qui est apparu spontanément. Ça m’inquiétait, et je me suis mis à faire beaucoup de recherche sur la question. Je me suis servi de ces éléments factuels pour en tirer un scénario de fiction qui est devenu Recrue.

« Depuis les cinq dernières années, on assiste à une éclosion de groupuscules militants, parfois violents, qui ont pris une place de plus en plus considérable dans les médias traditionnels »

 
Pourquoi avoir choisi le regard d’un enfant pour évoquer cette histoire ?
 
L’idée m’est venue suite à l’une des première grandes manifestations de l’extrême droite dans la ville de Québec. Le lendemain, l’un des journaux avait publié une image de la manifestation: il s’agissait du cliché de garçon de 7 ou 8 ans, avec un drapeau affichant les couleurs de La Meute (un des plus importants de ces groupuscules). Je me suis dit que ce garçon était beaucoup trop jeune pour comprendre les enjeux politiques, il ne faisait que suivre ses parents. Je suis donc dit que c’était une porte d’entrée intéressante pour aborder le sujet. Recrue est l’histoire d’un garçon qui grandit à l’intérieur d’un mouvement radical qu’il perçoit comme normal, parce qu’il n’a jamais rien connu d’autre… mais pendant le déroulement du film, il sera témoin d’un événement qui précipitera soudainement sa compréhension.
 
A quels événements réels ce film fait-il écho ?
 
La montée de l’extrême droite est en gestation depuis des années. Mais en 2017, nous avons connu au Québec notre version de la crise migratoire suite à la suspension par le gouvernement américain du « Temporary Protected Status« , un programme qui permettait aux migrants de vivre et travailler aux États-Unis en attendant que leur statut de réfugié soit traité. Cette suspension a créé une onde de panique au sein de cette communauté, qui devenait subitement à risque d’être déportés. Littéralement des dizaines de milliers d’entre eux ont fuit les États-Unis, franchissant « illégalement » la frontière canadienne dans les Cantons-de-l’Est au Québec. C’est cette série d’événements qui a vraiment alimenté le discours anti-immigration et qui a provoqué une telle explosion de l’extrémisme ici.
 
Comment avez-vous documenté ce court-métrage ?
 
J’ai d’abord tenté de rencontrer des militants d’extrême-droite, mais tous ont décliné mon invitation. Il faut dire que je n’ai pas tenté de gagner leur confiance: je ne voulais prétendre être d’accord avec eux pour qu’ils acceptent de me parler. J’ai été poli, ouvert à la discussion, mais également transparent sur mes intentions. Suite à leur refus, j’ai orienté ma recherche vers les réseaux sociaux. Je me suis mis à suivre plusieurs personnalités d’extrême-droite, je me suis abonné à des fils de discussion, j’ai commencé à enregistrer toutes les publications que je voyais. Ce qui m’a le plus surpris, c’est à quel point les gens qui participaient à ces groupes étaient « normaux ». Ce n’était pas des skinheads néo-nazis comme je l’aurais cru: c’était au contraire, des pères et des mères de famille, j’aurais pu y reconnaître mes oncles et mes tantes… Et c’est précisément ce qui m’inquiétait! Ils avaient tous une attitude qui m’apparaissait profondément absurde à l’égard de leurs actions: plusieurs d’entre eux entraînaient avec eux leurs enfants à des manifestations ou à des « patrouilles », comme s’il s’agissait d’une sortie en famille bienveillante… C’est cette absurdité que j’ai voulu représenter dans Recrue: on est parfois à la limite de la logique avec ces individus qui sont d’une part, d’affectueux parents et, d’autre part, des extrémistes qui n’ont aucun scrupule à piéger des migrants.

« Ce qui m’a le plus surpris, c’est à quel point les gens qui participaient à ces groupes étaient « normaux ». Ce n’était pas des skinheads néo-nazis comme je l’aurais cru: c’était au contraire, des pères et des mères de famille, j’aurais pu y reconnaître mes oncles et mes tantes »

 
Ces citoyens que vous mettez en scène sont-ils d’extrême droite ? Quelle valeurs défendent-ils ?
 
Le discours varie beaucoup en fonction des régions. Dans le Canada anglais, on est très proche du suprématisme blanc au États-Unis, avec un discours qui est très basé sur la théorie du grand remplacement de la « race » blanche. Au Québec, ça s’incarne moins dans la race et plus dans la culture vu le statut minoritaire des Québécois. Mais plus souvent qu’autrement, leur discours ne s’appuie pas sur des faits, et très facile à démonter.

« Dans le Canada anglais, on est très proche du suprématisme blanc au États-Unis, avec un discours qui est très basé sur la théorie du grand remplacement de la « race » blanche »

L’extrême droite est-elle si présente au Québec, selon vous ?
 
Ça demeure minoritaire, sans être marginal. Au plus haut de cette crise migratoire, jusqu’à 50 000 personne étaient abonnées à la page Facebook de La Meute. Certains (comme moi-même) étaient des observateurs externes bien sûr, mais il va de soit que plusieurs adhéraient réellement à leur position. Leurs manifestations attiraient de 300 à 2000 personnes, ce qui est bien peu face à une population de 8 millions… Mais ce n’est pas négligeable non plus!

 
Plus largement, est-ce que le Québec est-il en train de se fracturer sur ces grands sujets de société ? 
 
C’est difficile à sonder actuellement, car la COVID évidemment accapare tout l’espace médiatique. Mais il est certain que, pendant des décennies, les débats politiques étaient divisé sur l’axe indépendantisme/fédéralisme, et on assiste depuis quelques années à une mise à l’écart de ce débat. La société se réoriente autour des pôles gauche-droite, et je pense que, comme partout ailleurs, notre sur-dépendance aux médias sociaux, qui favorise souvent les publications les plus scandaleuses, a tendance à nous radicaliser chacun dans notre camp.

« En ce qui concerne la culture et la survie de la langue française, les inquiétudes sont non seulement là pour rester, elles sont également légitimes »

 
De plus en plus de polémiques naissent chez vous autour de l’identité, l’immigration, la langue française. Cela vous inquiète-il ?
 
Ce n’est pas nouveau en fait, et je pense très sincèrement que, en ce qui concerne la culture et la survie de la langue française, les inquiétudes sont non seulement là pour rester, elles sont également légitimes. La crainte de l’autre, par contre, elle est beaucoup plus le résultat d’un manque d’éducation. Les médias de masse ont également leur part du blâme, car, depuis le 11 septembre 2001, beaucoup de petits faits divers entourant des questions d’accommodements religieux ont reçu une attention médiatique disproportionnés face à leur importance réelle à l’échelle nationale. Je pense que l’on peut très bien valoriser la survie du français au Québec, on peut même trouver souhaitable que le Québec devienne un pays sans craindre l’infinie richesse qu’apporte l’immigration. Cette posture est par ailleurs de plus en plus populaire auprès des jeunes, et s’incarne notamment dans le parti de gauche Québec solidaire qui a connu une hausse de popularité marqué au dernier scrutin en devenant la seconde opposition officielle.
Recrue
Film de PIER-PHILIPPE CHEVIGNY
Court-métrage – Québec – 2019 – 15 min
Couleur | Français avec sous-titres anglais | 1.66:1 | 5.1

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