Sandrine Treiner, quel a été votre rapport à la culture dans votre jeunesse ?
Il s’est fait sous l’angle de l’émotion. Un sourire me monte au cerveau si je pense, durant mes très jeunes années à Oui-Oui et Potiron. Depuis, c’est la même histoire qui s’élargit. J’ai le sentiment que la vie est composée à parts égales de réel et d’imaginaire. Et ces deux aspects comptent autant chez moi dans les idées qui me viennent et pourquoi elles me viennent, les rêves que je fais et dans l’état dans lequel je me réveille de mes rêves. J’ai finalement un rapport très sensuel et émotionnel à la culture.
Et votre rapport à la littérature ?
La littérature est une expérience qui remonte aussi à mes très jeunes années. Je me souviens de livres partout autour de moi. Cela ne veut pas dire que c’est cela que je lisais du reste mais j’en garde des expériences très fortes de lecture. Lorsque à cet âge-là, on lit par exemple «l’ami retrouvé » de Fred Ulhmann, « Des souris et des hommes » de John Steinbeck, il se passe quelque chose qui fait que le livre devient un personnage à part entière de notre paysage culturel. J’ai eu beaucoup de chances en ce sens. De plus, j’étais une adolescente qui pouvait s’ennuyer. Et ce fut une grande chance pour moi car, pour tuer le temps et cet ennui, je lisais des livres.
Concernant la culture, il faut éviter les arguments proclamatoires et d’autorité. J’ai passé ma vie à faire passer ce qui était en réalité ce que je considère être le plus important dans une existence.
Que vous a apporté la culture dans votre carrière, Sandrine Treiner ?
En réalité, je n’ai jamais rien fait d’autre. Et je ne sais pas faire autre chose. J’aurais fait probablement autre chose avec passion. J’ai, par exemple, une admiration sans borne pour les gens qui créent des choses manuellement. C’est totalement merveilleux cette capacité de création.
Pour ma part, je me suis développée grâce aux livres et aux films. Plus tard, j’ai touché à la peinture et à la musique. Mais je ne me suis jamais dit que je passerai ma vie à faire cela. Sans m’en rendre compte en somme, car c’est toute ma vie professionnelle. Lorsque je travaille, je pense aux mêmes choses que lorsque que je ne travaille pas. Je suis passionnée de culture mais je pense que c’est le cas pour bien d’autres passions pour de nombreuses personnes. Je veux passer le plus clair de mon temps à ne faire que ce qui m’importe réellement ; c’est à dire de comprendre et faire partager l’expérience humaine. J’aime bien faire comprendre cette idée de l’expérience humaine dans ce que sont nos peurs, nos joies, nos chagrins et nos bonheurs. Cela se répartit une nouvelle fois équitablement dans ce que les mondes imaginaires de la culture permettent tout comme les espaces de collaboration dans différentes disciplines le permettent aussi. C’est pour cela que France Culture est génial parce que nous ne dressons pas de barrières sur l’antenne.
La bizarrerie de chaque être humain est de se réveiller et de faire l’expérience en permanence de ce qu’il va faire de sa journée et plus largement de son existence. Je suis certainement plus anxieuse que la plupart des gens car c’est une question que je passe ma vie à nourrir. A mon sens, ce qui sauve l’espèce humaine, c’est cet accès à l’imaginaire car il nous permet de créer mais aussi d’améliorer l’être humain.
Frédéric Taddei déclarait chez nos confrères de Libération que vous n’étiez pas du côté du bien…
Il ne vous aura pas échappé que dans la bouche de Frédéric Taddei, c’est un compliment. Si je devais traduire cette formule à ma façon, je dirais que ce n’est pas parce que nous avons des certitudes qu’il faut vivre avec. C’est quelque part penser contre soi-même. Pour ma part, j’y vois deux choses : supporter d’écouter des gens qui ne pensent pas comme vous et c’est un exercice extrêmement difficile. Et supporter que des gens qui pensent comme vous vous paraissent moins intéressants que ceux qui ne pensent pas comme vous. Nous traversons une époque où je pense que les gens qui ne pensent comme moi sont beaucoup plus affutés.
Sur France Culture, quelle émission est selon vous la plus représentative de ce pluralisme ?
Sans hésiter, je dirais « Du grain à moudre ». Hervé Gardette passe sa vie à penser contre lui-même. C’est un modèle. L’intellectualisme et la culture sont censés être de gauche, pourtant ce sont des gens de droite qui me disent que France Culture défend le pluralisme avec la présence de Philippe Manière ou Brice Couturier. Cependant, je suis la première à penser que le pluralisme est une chose beaucoup plus sérieuse que cela. Mon idée de pluralisme repose sur le fait que les auditeurs aient la certitude que nous nous adressons à eux et non pas à une partie d’entre eux en tant que service public.
Comment préserve t-on ce pluralisme en tant que directrice de France Culture ?
C’est une discussion permanente, parfois contradictoire et vive. Mais c’est aussi une pédagogie. Certains personnes craignent de laisser s’exprimer certaines voix pour ne pas froisser leurs auditeurs. Et de ce point de vue là, les réseaux sociaux sont absolument dramatiques. Le thermomètre des réseaux sociaux est une boussole sud évidente et elle trouble beaucoup l’exercice du travail. Les journalistes et les producteurs à ce titre-là sont anxieux de leur réception car ils engagent leur nom et leur voix. Ils utilisent donc à cet effet les paramètres qu’ils ont autour d’eux à savoir les gens qui vous sont proches qui ne pas forcément objectifs ainsi que l’activisme des réseaux sociaux.. Et je comprends très bien qu’ils se posent la question. Lors de l’épisode de la Manif pour tous, je leur disais qu’il n’était pas possible de ne donner qu’une version des enjeux et de rejeter par principe les gens qui pensent autrement. Il faut trouver les gens qui sont prêts à discuter et en débattre sereinement.
Comment expliquez-vous les succès d’audience de France Culture ? Sont-ils seulement le résultat de votre politique d’innovation engagée par l’antenne ou y-a-t-il d’autres paramètres qui ont permis cela ?
Il y a pour moi 4 choses. D’une part, le positionnement très clair de la promesse éditoriale. Aujourd’hui nous avons une grille très cohérente avec ce regard culturel sur les enjeux contemporains. D’autre part, il y a la rencontre entre ce positionnement et la société dans laquelle on vit. Il y avait là une offre de service public à assumer. Il y a également un refus assumé de la concession en sauvegardant notre exigence éditoriale. Nous faisons mieux de la radio et cela permet de ne céder en rien sur les contenus, sur l’engagement de poser les questions, ni sur la question des formats. Nous avons également une grande partie de notre grille qui reste à distance de ce temps excité dans lequel nous vivons. Enfin, il y a une stratégie de diffusion de nos programmes pour toucher le plus grand nombre de publics.
Nous avons développé tout un environnement pour être écouté au sens le plus large du terme. Mais tous ces points ont été articulés pour parvenir à ces résultats. J’ai eu la chance d’être devenue directrice après 5 années à la direction de programmes sous mon prédécesseur. J’avais donc en amont infusé au sein même de la radio. Ces mises en place ont duré deux ans avec ce tiers-tiers-tiers « idée-savoir-création » qui a trouvé le bon équilibre. La grille a beaucoup évolué et nous avons bâti ce qu’on attendait de nous. Nous avons crée une émission quotidienne sur le patrimoine littéraire, une autre sur la science, une sur l’économie. Nous avons modifié une case documentaire qui fut remplacée par des séries documentaires qui traitent de grands sujets en profondeur. Guillaume Erner, incollable sur les savoirs et les idées, a aussi pris en main de belle manière la matinale. Tout cela a permis le développement important de France Culture.
Est-ce selon vous, une appétence culturelle plus importante des Français pour la culture expliquerait en partie les belles audiences de France Culture ?
Je pense qu’il y a une appétence des Français pour la culture. Si la culture, comme je l’entends, c’est à dire l’ensemble de ces signes de la pensée et de l’imaginaire qui permettent de savoir qui nous sommes, je pense effectivement qu’il y a une appétence des Français pour la culture. Dans ce monde complexe et mondialisé, à la fois inquiétant et excitant, le niveau ne fait pas que baisser. En somme, je ne suis pas certaine qu’un adolescent, aujourd’hui, n’est pas moins plein de représentations et de constructions culturelles que la manière dont nous étions pour une ou deux générations au même âge. Quelque soit le milieu dans lequel on vit, nous ne sommes plus protégés de rien. Ce fait de n’être plus pouvoir être absent du monde crée aussi une effervescence culturelle et une importance de la culture dans la construction des jeunes qu’il faut, néanmoins, organiser et canaliser.
Par exemple, sur France Culture, ne pensez-vous pas qu’il faille des codes culturels suffisants pour apprécier et comprendre certaines émissions ainsi que les thèmes abordés ?
Je dirais honnêtement que ce ne sera pas le cas évidemment toujours et tout le temps. Certaines thématiques demanderont des efforts, c’est certain. Néanmoins, pour l’essentiel, si nous faisons bien notre travail, je pense que France Culture est accessible à tout le monde. D’une part, parce que cela procure du plaisir avec des grandes voix de radio qui ont l’énergie, le rythme et le goût de la transmission et qui reflètent également la diversité de la société dans laquelle nous évoluons.
D’autre part, il faut savoir présenter les émissions et ne pas immiscer l’entre soi à l’antenne dans la façon de présenter certains invités. France Culture a énormément changé de ce côté-là. Il faut définir ce dont on parle et Guillaume Erner excelle dans cet exercice.
Dans quelle mesure France Culture démocratise la culture ?
Je parlerai de faire découvrir et de transmission. Parler de démocratisation induirait que la culture serait quelque chose d’élitiste. A ce sujet, nous avions fait il y a deux ans une campagne sur la grille d’été avec comme slogan « La curiosité n’est pas un vilain défaut ». En revanche, là où la question de la démocratisation est extrêmement importante, c’est dans cette mission d’aller vers d’autres publics où nous n’allons pas. Les innovations de l’antenne ainsi que les programmes participent à cela. Je suis très claire sur ma politique à la direction de France Culture : ouvrir et conquérir des publics, non pas pour des raisons commerciales car nous n’avons rien à vendre. Pour les gens qui ne nous écoutent pas, c’est que nous n’avons pas su aller chez eux car ils pensent que France Culture n’est pas pour eux. Et je leur dis le contraire.
Pouvez-vous nous dire quelques mots pour finir sur les podcast de fiction qui viennent d’être lancés sur France Culture ?
Ces podcasts de fiction participent pleinement à cette évolution. Car la fiction s’est considérablement modernisée. Le séries ont réinventé la manière de faire de la télévision et même du cinéma. L’exercice de la série radiophonique peut nous amener vers ces publics qui en ignorent tout. Ainsi, il faut faire des formats spécifiquement pour eux et non pas des déclinaisons de ce que nous faisons déjà à l’antenne. Une politique qui s’appuie sur des podcasts natifs, des séries feuilletonnantes dans des genres très ancrés comme le polar ou la science fiction voire l’érotisme. On va ainsi montrer ce que le son peut ouvrir dans l’imaginaire des jeunes notamment. Les réalisateurs de ces séries sont eux-mêmes des jeunes d’une trentaine d’années et formés aux techniques narratives contemporaines et qui devraient plaisir au jeune public .
France Culture consacre le jeudi 8 mars une journée spéciale à Egalités Femmes – Hommes : sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ?Journée internationale des droits des femmes
le jeudi 08 mars 2018 dès 7h. Toutes les émissions sont à écouter et à réécouter sur : www.franceculture.fr
( crédit photo Christophe Abramowitz)