Jérôme Garcin : Bas les masques !
Dans sa préface aux portraits d’écrivains collectés par Hannah Assouline (1), Jérôme Garcin professait une estime particulière pour « les patriarches qui avaient traversé tête haute le vingtième siècle sans y perdre leur âme ». Il enfonce le clou, dans un précieux déploiement de salubrité intellectuelle.
Happé par le tourbillon diabolisé de la littérature sous l’Occupation, il arrive encore que l’on soit incapable de distinguer l’ivresse de l’ivraie. Puis, chemin de Damas faisant, vient le moment où l’on cesse de lire innocemment. On n’en croit plus ses yeux, surtout si Garcin les a dessillés.
Venir à bout des écuries d’Augias est une sinécure, au regard de cet étalage de l’empoisonnement des belles-lettres sous l’Occupation. L’humour n’est jamais loin, du décès de Jouhandeau qui arracha des larmes à Pascal Sevran, aux sinistres passagers du train de la honte pour Weimar, en 1941 : « sept pèlerins en gabardine, borsalino et lunettes rondes ».
Il a fallu éviter les aléas du point de vue rétrospectif, ne pas succomber à la tentation de faire parler les morts et, tel Chateaubriand, être économe de son mépris, tant les bénéficiaires étaient nombreux. Tisonner l’Histoire débusque des braises sournoises, d’autant que les nuanciers sont trop souvent l’apanage de caméléons.
La distribution des rôles de ce spectacle paradoxal est éloquente, de Brasillach à Ramon Fernandez, de Chardonne à Morand (« somme toute, il n’eut aucune morale mais il eut du style »), ou Grasset, complice frappé d’indignité. Encore le virevoltant Cocteau, ludion échappant au déshonneur. « S’il fut coupable, c’est de légèreté, de cécité et de vanité /…/ en somme, les années noires ne l’ont pas changé ». Surtout, Céline fut. Inévitable, monstrueux, bombardant Gaston Gallimard de quelque 490 lettres – « sans mes rêves vous ne seriez rien », le mettant face à ces complaisances boutiquières dont il est si malaisé de se défaire. Aussi le duo Mauriac, dissimulateur vipérin / Paulhan, qui allait imposer à la NRF ce que l’on appelle aujourd’hui une cure détox.
Mais où est donc Pierre Drieu la Rochelle, celui qui se condamnait à être « voué au bordel pour toute sa vie » ?
Tout de cet essai n’est pas comme une toile de Soulages. Garcin oppose aux suppôts de l’outrenoir Jacques Lusseyran et Jean Prévost figures phosphorescentes dont il avait déjà relevé l’apport essentiel aux temps disloqués. Pour dire encore ceux qui se sont sublimés « parce que les heures sont comptées, il s’agit de les remplir le mieux possible », Jérôme G. livre des pages comme il s’en trouve si peu aujourd’hui, portées par une écriture en état de grâce pour accueillir le lecteur comme Brillat-Savarin enchantait d’autres gourmets: recevoir quelqu’un, c’est se charger de son bonheur tout le temps qu’il est sous votre toit. Bienvenue dans la maison Garcin.
« Des mots et des actes – Les belles-lettres sous l’Occupation », Jérôme Garcin. Gallimard, coll. La part des autres, 168 pages. 18,50 €
« Des visages et des mains – 150 portraits d’écrivains », Hannah Assouline ; préface de Jérôme Garcin, Herscher, 320 pages, 27 €