La cuisine française, bientôt un lointain souvenir ?

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Menacée par l’extension exponentielle des fast food et, plus récemment, des « dark kitchen », la gastronomie tricolore est également en recul au sein des foyers français, où la malbouffe industrielle gagne du terrain. Derniers bastions de la tradition culinaire française, les fromages et autres spécialités AOC ou AOP sont, eux aussi, menacés – mais par le Nutriscore, les producteurs ayant le choix entre une mauvaise note ou l’option, impensable, de modifier leurs recettes ancestrales.

Classée en 2010 au « patrimoine culturel immatériel de l’humanité », la cuisine française serait-elle, comme les merveilles disparues de l’Antiquité, sur le point d’être reléguée aux seules pages des livres d’histoire ? Plusieurs évolutions récentes tendent à le laisser craindre. Véritables temples de l’un des arts les plus représentatifs du mode de vie « à la française », nos restaurants, déjà confrontés à la désaffection des clients pendant la crise sanitaire et, aujourd’hui, par l’inflation des prix alimentaires, font désormais face à une menace d’un nouveau genre : les sulfureuses « dark kitchen ». Parfois aussi désignées sous le nom de « ghost kitchen », ces « cuisines fantômes » se multiplient dans les centre-villes français, portées par l’extension apparemment sans limite des services de livraison à domicile.

Dark kitchen, fast food : la France, Pays de Cocagne de la malbouffe ?

Avec près de 1 500 marques d’ores et déjà présentes sur la seule plateforme UberEats, la croissance des dark kitchen serait estimée à 25% par an. Le concept est simple : une seule cuisine, parfois louée toute équipée pour l’occasion, est investie par une ou plusieurs marques présentes uniquement sur Internet, qui proposent toute la panoplie de la fast food online. Burgers, frites, tacos et autres sushis sont ainsi souvent produits sur le même plan de travail, avant d’être livrés à leurs clients via des plateformes de livraison. Le tout, avec des avantages évidents pour les concepteurs de ces « restaurants » sans salle, sans serveurs, sans vitrine et avec bien moins de tracasseries administratives que les établissements traditionnels.

Alors que ces derniers ont enregistré une baisse de plus de la moitié (55%) de leur chiffre d’affaires entre 2019 et 2021, les cuisines fantômes essaiment à travers le pays, surfant sur la tendance sociétale à l’individualisme et au cocooning. Mais, en priorisant la rapidité et le volume sur la qualité et l’expérience client, et en vidant de sa substance le concept même de restauration à la française, les dark kitchen virtuelles tiennent-elles encore vraiment du « restaurant » ? En standardisant la préparation des repas, ces officines du « tout, tout de suite, au meilleur prix », ne contribuent-elles pas au nivellement par le bas de nos habitudes alimentaires ? Ultime avatar de l’ubérisation à marche forcée de nos sociétés, ces cuisines de l’ombre ne scellent-elles pas, enfin, le dernier clou sur le cercueil de la gastronomie tricolore ?

Car, loin des clichés à l’américaine sur le mode de vie idéalisé des français, la restauration traditionnelle cède de plus en plus de place, chez nos compatriotes, aux géants de la « fast food ». Avec plus de 50 000 points de vente dans le pays, leur nombre a été multiplié par quatre en vingt ans, faisant de l’Hexagone le deuxième marché mondial derrière les Etats-Unis (23,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022). Dans le pays synonyme de haute gastronomie, « le fast food représente aujourd’hui 26% de l’ensemble de la restauration, contre environ 10% au début des années 2000 », constate l’expert Nicolas Nouchi, selon qui « les chaînes ont beaucoup progressé, et de nombreux nouveaux thèmes de restauration ont émergé, au-delà du burger » : tacos, wraps, pizzas, burritos, kebabs, etc. La blanquette de veau a du soucis à se faire.

Dans les ménages aussi, « le goût est en train de disparaître »

Chassée de la table même des restaurants, la cuisine française est aussi menacée dans ses fondements historiques, au sein des ménages. L’individualisation de la société, encore renforcée par certaines habitudes nées de la crise sanitaire – et, ici encore, par la hausse des prix – pousse les Français à diminuer le nombre de repas partagés en famille, voire, pour les plus précaires d’entre eux, à sauter certains repas. Un effondrement culinaire qui n’est pas que quantitatif, mais aussi qualitatif : originalité et saveur sont sacrifiées par l’industrie agro-alimentaire sur l’autel de la standardisation, avec pour conséquence une perte – individuelle et collective – du goût. Produits ultra-transformés, additifs et édulcorants, rehausseurs de goût, omniprésence du sucre et du sel… ont profondément bouleversé notre palais.

Autant de phénomènes qui font relever à Josef Zisyadis, cofondateur de la célèbre « Semaine du goût », que « les modes de vie dominants, urbains et actifs, ont transformé les mangeurs que nous sommes en simples consommateurs ». « Aujourd’hui, poursuit le militant suisse, 80% des aliments frais produits sont transformés par l’industrie. L’agrobusiness, c’est le degré zéro de l’alimentation : zéro préparation (plats préparés), zéro vaisselle, zéro mastication, ou encore zéro calorie. Le goût est en train de disparaître » alerte encore le spécialiste. Et les derniers bastions du goût à la française que sont, encore, les fromages et autres spécialités régionales de l’Hexagone, pourraient bien eux aussi céder devant le rouleau compresseur de la malbouffe industrielle.

Le Nutriscore, un « logo simpliste » qui stigmatise les fromages traditionnels

AOP, AOC, STG… : qu’ils soient apposés sur des fromages ou de la charcuterie, ces sigles, garants de traditions séculaires et d’une certaine qualité, sont aujourd’hui concurrencés par le Nutriscore qui, bien souvent, attribue une très mauvaise note à ces produits et contribue à faire s’en détourner les consommateurs. Et si les industriels de l’agro-alimentaire n’ont aucun mal à modifier, à la marge, leurs recettes pour que celles-ci décrochent une meilleure note, il n’en est évidemment pas de même pour les producteurs de spécialités fromagères dont la mission et la fierté consistent, précisément, à respecter un immuable cahier des charges – un respect des recettes traditionnelles qui est, par ailleurs, une condition sine qua non pour se voir attribuer un label AOC ou AOP.

« C’est paradoxal », relève le secrétaire général de la Confédération générale de Roquefort, Sébastien Vignette : « des produits industriels ultra-transformés avec des conservateurs peuvent avoir A ou B, alors que nos produits de terroir très naturels sont stigmatisés ». Et le représentant des fromagers de confier son « sentiment d’injustice » vis-à-vis d’un « logo simpliste » : « on vit une drôle d’époque où la complexité, la nuance ont rarement leur place. L’équilibre alimentaire, l’histoire de nos produits, ce n’est pas ça. (…) Pour le Roquefort, (le Nutriscore) n’a pas de sens. Le cahier des charges, c’est déjà un acte de responsabilité vis-à-vis du consommateur ». Après des décennies de progression de la malbouffe et de la fast food, condamner les produits traditionnels revient, pour Sébastien Vignette, à « se tirer une balle dans le pied ».

Photo de Jay Wennington sur Unsplash

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