Karine Sicard Bouvatier: « Les récits et la foi en la vie des rescapés qui, malgré l’horreur de ce qu’ils ont vécu, ont gardé une espérance à chaque instant »

Partagez l'article !

À l’heure où les voix des rescapés de la Shoah s’éteignent, transmettre leur témoignage s’est imposé comme une priorité à Karine Sicard Bouvatier qui a organisé de vibrantes rencontres entre 25 survivants de déportation et des jeunes d’aujourd’hui, de leur âge, au moment de leur arrestation. Dans ces entretiens d’une grande émotion, ces hommes et femmes racontent leur adolescence et leur vie bouleversée par les camps de la mort, faisant de leur jeune interlocuteur un relais vers l’avenir. «

propos recueillis par

Partagez l'article !

À l’heure où les voix des rescapés de la Shoah s’éteignent, transmettre leur témoignage s’est imposé comme une priorité à Karine Sicard Bouvatier qui a organisé de vibrantes rencontres entre 25 survivants de déportation et des jeunes d’aujourd’hui, de leur âge, au moment de leur arrestation. Dans ces entretiens d’une grande émotion, ces hommes et femmes racontent leur adolescence et leur vie bouleversée par les camps de la mort, faisant de leur jeune interlocuteur un relais vers l’avenir. « On a tendance à considérer qu’il n’y a pas chez les jeunes une capacité de résistance et de solidarité. On les sous-estime et on ne les incite pas assez à la solidarité. Il faut miser sur le dynamisme des jeunes », dit Bertrand Herz à Octave, 14 ans, rappelant à l’adolescent, malgré le cauchemar qu’il a vécu à son âge, la nécessité de « garder foi en l’humanité. » Cet ouvrage, enrichi des photographies de ces rencontres d’une mutuelle bienveillance, est le témoin d’une une ultime transmission. Karine Sicard Bouvatier s’est fait connaitre par un livre sur les « Diaconesses de Reuilly » (2017), un travail en milieu carcéral, une exposition « Horizons » à la Art Vivienne Galerie, en 2017, et une autre sur les espaces américains à «FotoFever» en 2018 (Valverde Art Gallery). Elle réalise également des portraits pour la presse et des documentaires pour des institutionnels (récemment les 130 ans de la Tour Eiffel). Pour elle, la photographie a deux missions fondamentales : celle d’un langage humain universel et celle de la mémoire des hommes. Un livre essentiel, bouleversant. Des photos pleines de sensibilité, de douceur et d’une grande humanité.

Dans sa postface, Claude Bochurberg, responsable de la rubrique « Mémoire » de l’hebdomadaire « Actualité juive » et animateur de l’émission « Mémoire et Vigilance » sur Radio Shalom, écrit que vous avez été bouleversée à l’âge de quinze ans par le film Shoah et par votre rencontre avec un rescapé. Pourriez-vous nous en dire plus ?
J’avais 15 ans lorsque j’ai vu Shoah de Claude Lanzman. Ce documentaire a été comme un déclic car je me suis sentie concernée. Je suis née en 1972 : ce n’était pas si loin finalement. Par ailleurs, effectivement les rencontres avec Pierre Gascon et Yves Bockshorn (tous les deux décédés) ont été bouleversantes car je rencontrais des témoins. Ils m’ont tous les deux raconté leur histoire et je me suis dit que je devais, moi aussi, faire quelque chose pour partager leur parole avec le plus grand nombre.

Aviez-vous déjà réalisé des projets « pour maintenir la chaîne de la Mémoire » ?
J’ai participé à un autre projet qui s’appelle « The Lonka Project » (thelonkaproject.com) qui réunit plus de 200 photographes du monde entier. Ils réalisent chacun une photographie d’un rescapé. The projet a fait l’objet d’une exposition au Yed Vashem récemment. J’ai aussi réalisé un projet sur l’intergénérationnel pour la FEP (Fédération Entraide Protestante qui rassemble plus de 350 associations dans le secteur médico-social dont la Cimade et l’Armée du Salut). Je me suis déplacée dans des EPHAD qui mettaient en œuvre des activités intergénérationnelles avec des jeunes. J’enseigne aussi l’histoire de la photographie de mode, ce que nous ont transmis les photographes, le sens de cet héritage aujourd’hui.

À l’origine de cet ouvrage, une rencontre entre deux rescapés, Yves Bokshorn, et Pierre Gascon, et vos enfants. En quoi cette rencontre vous a-t-elle incité à recueillir le témoignage bouleversant de 25 survivants des camps d’extermination et à « fixer dans l’instant » ces moments par des photos ?
J’ai réalisé que mes enfants avaient l’âge des rescapés lorsqu’ils ont été déportés. Les rescapés ont été arrachés à leur vie de famille avec une violence inouïe. Il me semblait essentiel de les regarder non plus comme des personnes âgées mais comme des personnes qui ont été jeunes, comme mes adolescents. Par ailleurs, la génération de mes enfants est la dernière à être en contact avec celle des rescapés. Cette ultime transmission devait être documentée, créer ce lien, et faire participer les jeunes pour qu’ils se sentent à leur tour des passeurs de mémoire. Quand un jeune voit un autre jeune sur une photo, il se sent concerné, et les émotions en disent beaucoup.

Comment avez-vous retrouvé ces survivants ?
Grâce au Mémorial de la Shoah, au bouche-à-oreille, à Claude Bochurberg, à l’Association des Anciens Déportés d’Auschwitz et à des amis, j’ai mené un travail de fourmi d’enquête avec des courriers, des relances téléphoniques.

Comment avez-vous contacté ces jeunes et organisé ces rencontres afin « d’ancrer la déportation dans le temps présent » ?
Par des amis d’amis. Le fil rouge était l’âge et le genre. Un jeune homme avec rescapée et une jeune fille avec une rescapée. Le même âge au moment de la déportation. Il fallait faire vite car le temps pressait (9 sont décédés). La majorité était à Paris.

Comment se sont déroulés les entretiens ? Y en a-t-il plusieurs pour chaque rencontre ?
Il y a eu un seul entretien pour chaque rencontre. J’avais préparé un guide avec des questions mais me suis aussi laissée porter par chaque rencontre. Chaque jeune pouvait participer et intervenir à sa guise.

Vous écrivez que la présence des jeunes a contribué à faciliter le dialogue avec les rescapés et la possibilité de témoigner. Quel a été votre rôle et comment s’est tissé le lien entre ces jeunes et leurs aînés?
Les jeunes ont créé une émotion car les rescapés se sont revus au même âge. Comme cette période paraît loin pour les jeunes, mon rôle était d’être un relai entre eux aussi. Ils sont de deux siècles différents et de deux périodes différentes (l’une se termine, l’autre démarre sa vie). Les jeunes étaient émus, plus intimidés que je ne le pensais.

Que savaient-ils de la Shoah ?
À la fois beaucoup de choses et, en même temps peu, ils ont du mal à imaginer ces horreurs, comme nous tous. Certains avaient assisté à des rencontres avec des témoins en classe, d’autres avaient vu des films et des expositions. Mais tout est très ancien pour eux. Ils sont du XXIème siècle et les rescapés du XXème siècle.

Quels ont été les moments les plus poignants ?
Les récits et la foi en la vie des rescapés qui, malgré l’horreur de ce qu’ils ont vécu, ont gardé une espérance à chaque instant.

Qu’ont-ils ressenti ? Que retiennent-ils de ces rencontres ?
Ils étaient émus. Bouleversés. Je pense qu’ils se sentent à leur tour porteur de mémoire.

Y a-t-il eu, de la part de certains rescapés, des réticences à se livrer ?
Non jamais. Ils ont tous répondu présents et étaient heureux et désireux de témoigner et transmettre.
La plupart ont une mémoire incroyable.

Quels sont les souvenirs les plus terribles qu’ils vous ont livrés ?
Les souvenirs de souffrance (froid, faim, coups, terreur), de peur quand on est jeune et qu’on ne comprend pas ce qui se passe, la séparation d’avec la famille, les parents, frères et sœurs, la solitude du retour, l’indifférence des autres au retour.

Comment ont-ils trouvé la force de « tenir » dans l’enfer des camps d’extermination ?
Ils ont gardé au fond d’eux une force inouïe de résister, malgré tout. Tous m’ont dit avoir été aimés par leurs parents et cette force de l’amour les a portés sans doute, force aussi de la foi, pour certains, et force de garder une espérance et une foi en l’humain, malgré tout. L’envie de tenir pour raconter au nom de ceux qui ne rentreraient pas aussi. Certains, par un geste d’humanité (un mot, une main posée sur une épaule, un rayon de soleil) reprenaient courage.

À leur retour, en 1945, ont-ils eu le sentiment de se trouver face à l’incompréhension, voire à l’indifférence comme le dit Esther Senot ? Je la cite : « Ce qui m’a fait le plus de mal, c’était l’indifférence. Nous étions transparents. Comme si nous n’avions jamais existé. Nous n’avions pas le droit à la parole. Seuls les déportés résistants étaient mis à l’honneur. Nous étions les oubliés de l’histoire. Nous n’avions pas eu d’accueil triomphal. Nous avions l’impression que lorsque nous prononcions le mot « juif », cela écorchait la bouche. »
Oui, l’indifférence était terrible. Encore aujourd’hui, l’indifférence à l’autre est insupportable car ce n’est pas le reconnaître.

Quand ont-ils pu enfin commencer à « transmettre l’intransmissible » ? Comment se sont-ils « battus pour que le monde sache » ?
Dans les années 80, les langues ont commencé à se délier, on s’est mis à les écouter. Les témoignages ont émergé. Et les rescapés ont pu parler à leurs petits- enfants (parler à leurs enfants étaient très dur). Il a presque fallu sauter une génération.

Ont-ils fait des conférences, été dans des lycées ? Se sont-ils engagés, pour certains, dans la lutte contre l’antisémitisme et l’injustice ?
Oui bien sûr. Dans toute la France.

Certains sont retournés à Auschwitz. Comment ont-ils vécu ce voyage ?
Pour certains, c’était très douloureux et, en même temps, nécessaire de revoir le lieu. Pour d’autres, ce lieu ne ressemblait pas à ce qu’ils avaient vécu, c’était autre chose. Au fond, cela est très personnel.
Quel message souhaitent-ils laisser aux générations futures ?
Lutter contre l’antisémitisme et le racisme, lutter contre l’indifférence, garder foi en l’homme et préserver la démocratie. Et continuer de transmettre et de veiller.

Pensez-vous qu’aujourd’hui, « la menace que fait peser l’oubli est tout simplement insupportable » ? Pourquoi ?
Oui. Oublier, est-ce la condition humaine (c’était justement le sujet de mon bac en 1990 en philo !!!) ? Oublier pourrait signifier nier que ce qui est arrivé est arrivé.

Vous êtes-vous documentée avant ces rencontres ? Quels livres conseillez-vous ? Que pensez-vous des romans récents qui paraissent sur la Shoah ?
Oui je me suis documentée. Il y a beaucoup de livres heureusement. Ceux des témoins (en bibliographie) et puis, « l’Espèce Humaine » (Antelme), « Si c’est un homme », de Primo Lévi, « La Nuit », de Elie Wiesel, « La plus précieuse des marchandises », de Grumberg.
En quoi ces rencontres ont-elles changé votre regard ?
Elles m’ont permis de comprendre que ces femmes et ces hommes étaient comme nous tous, et que cette histoire aurait pu nous arriver à chacun, dans nos familles. Nous sommes tous concernés, pas seulement la communauté juive, pour témoigner et transmettre.

Vos photos feront-elles l’objet d’une exposition ?
Oui, aux rencontres d’Arles au Temple Protestant du 5 au 25 juillet 2021 puis, au camp des Milles en septembre 2021.
Parlez-nous de votre travail de photographe de la mémoire et d’enseignante.
La mémoire et la transmission sont au cœur de mon travail. J’ai réalisé il y a quelque temps un travail sur l’intergénérationnel, le lien entre générations est souvent coupé, alors qu’il est essentiel pour comprendre d’où nous venons et où nous allons, ne pas répéter les mêmes erreurs.
J’enseigne l’histoire de la photographie de mode au Paris College Of arts. C’est passionnant car la photographie de mode raconte non seulement la mode mais aussi la place de la femme et de l’homme dans nos sociétés et comment la femme surtout a évolué.

« DÉPORTÉS Leur ultime transmission » Auteure et photographe : Karine Sicard Bouvatier (Editions de La Martinière)
Cet ouvrage, réalisé avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, bénéficie du patronage de la Commission nationale française pour l’UNESCO.

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à