Jean Chalon : « Je me souviens d’un dîner à Verrières où il y avait Gaston Gallimard, Orson Wells, Roland Petit, Guy Béart, un mélange extraordinaire. Mais le grand monde a disparu »

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Journaliste au Figaro littéraire de 1961 à 2006, romancier, biographe, auteur de journaux intimes notamment son Journal de Paris, témoignage irremplaçable sur la vie mondaine et intellectuelle d’une époque, Jean Chalon se considère avant tout comme un portraitiste.

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Dans ce livre savoureux, plein d’esprit, de charme et d’humour, il revient sur les dames de cœur de sa vie, celles qu’il a bien connu, comme Natalie Barney ou Louise de Vilmorin, celles avec lesquelles il s’est inventé une amitié imaginaire, comme Colette ou Alexandra David-Neel, mais aussi, George Sand, Marie-Antoinette, Liane de Pougy, Marguerite Yourcenar, Violette Leduc, Simone Gallimard, Anna de Noailles, Florence Jay-Gould ou Anaïs Nin.

Heureuse surprise, le côté attachant du livre : ces femmes célèbres ou oubliées voisinent avec des inconnues, aux côtés de Marie-Antoinette, la reine des épicières, sa sœur, les dames des Batignolles et celles du Ventoux, de sa Provence natale. Plusieurs de ces séductrices, artistes, muses ou mondaines ont fait l’objet d’une biographie, mais Jean Chalon s’en détache avec élégance, pour laisser venir ses souvenirs, un parfum, un rire, une anecdote, ces instants, ces émotions qui subsistent des années après, ce temps retrouvé. D’une plume tendre et mordante, il croque Natalie Barney dans son salon, 20 rue Jacob, Louise de Vilmorin, au cours d’un dîner à Verrières avec André Malraux et nous sommes avec lui, tant il les rend vivantes. Le livre d’un érudit au gai savoir, d’un éternel jeune homme brillant, spirituel et délicat, nostalgique d’une époque où la conversation était un art de vivre, les bons mots, une élégance, où les femmes du monde tenaient salon à leur jour et lançaient un roman. La délicieuse galerie de portraits d’un homme de cœur.

D’où vous ai venue l’idée de ce recueil ?
C’est un livre que j’ai avant tout fait pour moi. Pour la première fois, j’ai voulu rassembler les femmes que j’admire et je révèle des choses qui ne figurent pas dans mes biographies. Je suis un portraitiste. Je peins avec des mots. Ce qui m’enchante est que, dans ce livre, mes portraits d’Alexandra David-Néel ou de Marie-Antoinette, plaisent autant que celui de madame Alsina, l’épicière. Celui de ma sœur me tient très à cœur. Elle avait douze ans de plus que moi et s’est beaucoup occupée de son petit frère.

En Provence, le pays de votre enfance…
Je suis né à Carpentras le 8 mars 1935 et j’ai passé mon enfance au pied du Ventoux. D’où les dames du Ventoux. Pendant la guerre, je n’ai souffert que du froid. On ne chauffait que la cuisine, on montait des bouillottes !

Puis vous êtes monté à Paris pour travailler au Figaro…
Le 11 mai 1961, je suis entré au Figaro littéraire grâce à Maurice Noël. J’étais venu à Paris pour préparer l’agrégation d’espagnol que j’ai raté de deux points. Bernard Pivot, jeune homme aux cheveux noirs, sosie de Roger Nimier, m’a accueilli. A l’époque, on faisait de longs portraits. Et j’ai commencé par celui de Natalie Barney.

Parlez-nous de Natalie Barney à qui vous rendiez visite toutes les semaines, 20 rue Jacob, jusqu’à sa mort.
En 1962, lorsqu’on m’a proposé de faire son portrait pour le Figaro, j’ai demandé à Renaud Matignon, alors encore attaché de presse au Mercure de France, si Natalie Barney était encore en vie ! Il faut dire qu’elle avait connu Colette et Proust. Sa rencontre avec Proust fut d’ailleurs organisée par Paul Morand : six mois de tractations ! Proust est venu à minuit car il se levait lorsque Natalie se couchait et il a exigé que le chauffage soit à 22 °. Cinquante ans après, Natalie en était encore secouée d’indignation. « Quand je pense que Proust m’a tenue jusqu’à deux heures du matin pour me dire que mon rire ressemblait à celui de la comtesse Greffulhe ! », disait-elle. Colette qui fut la maîtresse de Natalie est restée son amie jusqu’à sa mort. Elle lui écrivait : « Ma Natalie, quel bonheur d’avoir connu une créature comme toi des pieds à la tête. Willy te baise les mains et moi, tout le reste » ! Lorsqu’elles se baignaient ensemble au bord de la mer, Natalie, l’Américaine, disait à Colette : « Tu n’avances pas » et Colette répondait : « Mais Natalie où veux-tu que j’aille ? » (rires). Généreuse, Natalie, femme de lettres, avait toujours un bon mot. Elle disait : « Mon désordre est inépuisable. Ne vous y épuisez pas. » En 1968, quand Marguerite Yourcenar est venue lui rendre visite rue Jacob, Natalie lui a dit : « Jean Chalon et moi, nous ne nous sommes pas connus, nous nous sommes reconnus ». Après le bouclage du Figaro littéraire, le mercredi à midi, j’allais déjeuner chez Natalie Barney. S’il y avait du retard, j’appelais Berthe, sa femme de chambre, qui me disait : « Melle vous attend à une heure, elle a commandé un soufflé ». Je courais, je m’engouffrais dans un taxi et Pivot lançait : « Regardez Chalon, il va déjeuner avec sa vieille maîtresse » ! (rires). Le salon du 20 rue Jacob a été une plate-forme internationale. Paul Morand est resté fidèle à Natalie Barney, jusqu’à sa mort dans une suite de l’hôtel Meurice.

Et Liane de Pougy ?
Natalie n’a jamais compris pourquoi Liane a rompu. « Elle dit que je suis son plus grand péché » répétait-elle en haussant les épaules.

Vos préférences ?
Natalie Barney et Josette Chambrun. Cette dernière mettait de la poésie dans tout ce qu’elle touchait. « Souvenez vous bien que rien n’a d’importance », disait-elle. J’ai toujours été fanatique de Natalie Barney, de Louise de Vilmorin, d’Anna de Noailles. Elles me manquent terriblement, elles ont fait partie de ma vie.

Louise de Vilmorin fut aussi votre amie…
Je garde d’elle des souvenirs de fou-rires. Au théâtre où Marie Belle jouait dans une pièce de Félicien Marceau avec Jean-Claude Brialy qui débutait, nous sommes allées aux toilettes. En sortant, je lui ai demandé : « As-tu fait ? ». Elle a répondu : « Trois gouttes. Ça ne justifie pas le pourboire que j’ai laissé à la dame pipi ». Si drôle lorsqu’elle disait aussi : « Je tire un fil à la barbe du bon Dieu ». Le drame de Louise c’est qu’elle buvait à la fin de sa vie. Sa gouvernante me disait : « Vous ne pouvez pas savoir le nombre de fois où j’ai aidé M. le ministre (Malraux) et Mme la comtesse à regagner leur chambre. » L’histoire d’amour entre Malraux et Louise est une invention de Paris-Match qui a fait quatre pages sur eux. Au cours d’un déjeuner, peu avant sa mort, j’ai demandé à Louise si elle était heureuse, elle m’a répondu : « Je me suis mise dans mon tort. J’aurais dû m’installer avec Malraux à la Lanterne, je serais partie. Maintenant, il vit chez moi et je ne peux pas le mettre à la porte ». C’était le mariage du papillon et de l’éléphant ! Il faut dire que Louise était accaparante. Elle voulait être le centre. Une séductrice infatigable qui multipliait les amants et trouvait beaucoup plus de plaisir avec ses maîtresses. Elle n’avait rien de maternel. Modeste, elle disait : « Je suis un auteur de second rayon, mais « Madame de », restera comme un exemple de récit au XX e siècle.

Anaïs Nin ? 
Elle avait un côté Bovary. Elle habitait à Louveciennes et me racontait : « Quand j’allais retrouver Henry Miller, je descendais à Saint-Lazare pour le rejoindre et je me mettais à courir. Comme j’étais jeune. » Un jour, elle est venue déjeuner chez moi, déguisée en fée des neiges avec une robe de dentelles blanche. Elle avait un style avec sa capeline que, paraît-il, lui enviait Marylin Monroe ! Elle régnait, toujours aussi belle et charmeuse. « J’ai un mari à New-York et un amant à Los Angeles », m’avait-elle dit. Elle avait un côté Lady Chatterley. Son frère disait d’elle : « Ma sœur demandait aux hommes l’impossible ». Ecrivez un roman sur Anaïs, sur sa liaison clandestine avec Henry Miller ; relisez « Jours tranquilles à Clichy » !

Ce qui différencie ces femmes des autres ?
Leur humour et ce « je ne sais quoi » ! Pour fasciner Chopin et Musset, il fallait bien que George Sand ait du charme ! Pour séduire Rémy de Gourmont, le pape des lettres, Rilke, Paul Valéry et tant d’autres, Natalie Barney aussi possédait ce supplément d’âme. Elles avaient toutes un parfum inoubliable. Natalie se parfumait à la rose, George Sand, au patchouli, puis à des effluves qui venaient de Madagascar. Colette, au jasmin de Corse, Louise à Moment suprême, de Guerlain, Florence Gould, à Joy, « le parfum le plus cher du monde », disait-elle (rires). Certaines s’aspergeaient de tubéreuse. A table, même les huîtres avaient le goût de la tubéreuse, tant l’odeur était forte ! Mes dames de cœur resteront toutes des personnages de légendes.

Et Françoise Sagan, vous l’avez croisée…
Une amitié sans lendemain. Nous avions sympathisé lors d’une émission à France culture. Elle m’a proposé de me raccompagner chez moi, aux Batignolles. Grisé de rentrer avec Sagan, je monte dans sa petite auto et arrivés au pont de Bir Hakeim, elle le prend en sens interdit. J’étais vert et elle m’a invitée à boire une petite vodka dans un bar russe. C’est là où je lui ai dit que parmi ses romans, mon préféré était « Le Garde du cœur ». Elle m’a répondu : « Ça tombe bien, c’est aussi mon préféré ».

Une pointe de nostalgie ?
Il n’y a plus de dîners en ville, de salons. Je me souviens d’un dîner à Verrières où il y avait Gaston Gallimard, Orson Wells, Roland Petit, Guy Béart, un mélange extraordinaire. Le grand monde a disparu. Aujourd’hui, on donne une fête pour un lancement, une marque. Plus rien n’est gratuit. Plus de longues conversations. On disait d’ailleurs de Louise de Vilmorin qu’elle était une conversation. Comme Anna de Noailles, Louise baptisait conversation, un monologue ! On les écoutait des heures… Cet heureux temps n’est plus.

Jean Chalon, le portraitiste.
« Dames de cœur et d’ailleurs », de Jean Chalon (La Coopérative)

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