2034. Pollution, attentats, montée des eaux, chaleur, robots : l’auteure décrit un monde apocalyptique, une manière de s’engager pour la protection de la planète et contre les dérives de l’intelligence artificielle. Elle rend pourtant son récit profondément humain grâce à son héroïne qui pourrait être son double, Clarissa Katsef, une amoureuse de Virginia Woolf et de Romain Gary. Lorsque cette femme fragile et un peu parano quitte son mari pour s’installer à CASA, une résidence d’artistes ultra connectée, l’angoisse monte… Un roman sensible et passionnant où l’on retrouve les thèmes chers à l’auteure ferait une formidable série télé.
Votre roman est sorti début mars, au moment du confinement, comment avez-vous vécu cette terrible déception ?
Un grand moment de tristesse. Tout a été annulé, toutes mes dédicaces, une bonne vingtaine, toutes mes rencontres. Un coup dur pour une auteure qui aime tant aller à la rencontre de ses lecteurs. J’ai été très découragée dans un premier temps, puis je me suis dit que vu ce qui se passait autour de nous, je n’avais pas le droit de me plaindre. Des amis ont perdu leurs parents du Covid-19. La peur rôdait autour de nous. J’étais hébétée, sidérée. Je me suis forcée à faire le deuil de ce livre. Mon livre, ce n’est rien, ou pas grand-chose, face à cette pandémie.
Peu à peu, vous avez retrouvé de l’énergie, en partie grâce à cette correspondance via Instagram avec Frédérique Deghelt ? Que vous a-t-elle apporté ?
Ce qui m’a d’abord aidée, c’était de me remettre à écrire. Je n’avais pas du tout prévu de le faire aussi tôt, mais c’était bien la seule issue pour moi. Les auteurs connaissent bien le confinement, mais moins ceux qui nous sont imposés. Puis avec Frédérique, nous avons commencé à détourner des vidéos incroyables sur Instagram, en racontant une histoire avec une suite, comme une sorte de cadavre exquis qui ferait ping-pong entre nous. Au début, c’était une blague. Nous nous sommes rendues compte que nos échanges plaisaient. On nous réclamait la suite chaque jour ! Alors, nous avons décidé de continuer. #frederiqueettatiana #2ecrivainesconfinees
Comment vous est venue l’idée des Fleurs de l’ombre ?
Je voulais explorer le futur proche, celui qui est déjà là. Mais loin de moi l’idée d’en faire un roman de science-fiction qui ferait étalage d’une technologie savante qui n’est pas du tout mon rayon. Tout devait partir de l’intimité d’une femme : son parcours amoureux, professionnel, ses fragilités, ses doutes. Ce livre est également né des conversations passionnantes que j’ai pu avoir avec mon père, le scientifique Joël de Rosnay. A son insu, je lui tirais les vers du nez sur l’intelligence artificielle, les maisons connectées, les assistants virtuels. Puis, quand il a été au courant de mon projet, il m’a vivement encouragée.
Quel était votre projet en imaginant un monde dans quelques années ? Est-ce qu’il vous angoisse ?
Mon père cite souvent cette phrase qu’il emprunte à une personnalité (impossible de me rappeler laquelle !) : « Le futur me passionne parce que c’est là où je vais passer le reste de ma vie. » Cette citation me plait car elle est pleine d’espoir et d’humour. Les dystopies dépeignent en général le monde du futur comme étant particulièrement angoissant et noir. Le futur a toujours fait peur. J’ai voulu l’explorer autrement, par les yeux d’une romancière un peu parano. Et surtout par le biais de sa vie privée et de sa créativité. Je n’invente rien dans mon roman, les drones sont déjà là, les maisons connectées aussi, les robots, les assistants virtuels également.
Avez-vous rédigé un scénario avant d’écrire ce texte en deux langues ?
Non, pas du tout. J’ai fait un plan avec les dates clef de la vie de Clarissa, mais c’est tout. Je l’ai écrit simultanément dans les deux langues, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Deux pages ouvertes sur mon ordinateur, et j’allais d’une langue à l’autre. En général, j’écris soit en anglais, soit en français. J’ai la chance d’avoir deux langues d’écriture, mais c’est toujours un déchirement d’en choisir une sur l’autre. Après, je suis traduite, mais pas par moi-même. On m’avait toujours fait comprendre que je ne devais pas le faire. J’ai voulu essayer. J’ai trouvé cet exercice d’auto-adaptation permanente bilingue très enrichissant.
Avez-vous déjà séjourné dans une « résidence d’artistes » comme CASA ? Y en a-t-il dans Paris ? Pourquoi ce lieu ?
Non, je n’ai jamais séjourné dans une résidence artistique, mais la Villa Médicis à Rome m’a toujours fait rêver ! Je pense que la Résidence CASA sort tout droit de mon imagination. J’ai voulu mettre en scène un immeuble hyper moderne, très beau visuellement, et qui inspire confiance au premier abord. Et puis tout se corse… Dans mes livres, il est souvent question de lieux. Les lieux sont les débuts de tant d’histoires et ne cesseront jamais de me fasciner.
Est-ce que vous vous êtes inspirée de ce que vous avez vécu quand Clarissa recherche un appartement ?
La recherche d’un appartement ou d’une maison est une situation éminemment romanesque. Personnellement, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser à tout ce qui avait pu se dérouler là avant moi. Il m’est arrivé de me sentir très mal dans des logements, ou au contraire, merveilleusement bien. La mémoire des murs m’a toujours parlé. C’est pour cela que je suis allée sur les traces de Virginia Woolf et Romain Gary pour les besoins de ce livre. J’ai donné à Clarissa les mêmes obsessions et c’est précisément qui va l’amener vers l’écriture. Ancienne géomètre, elle possède un rapport particulier avec le cadastre, la topographie, l’état des lieux. Je cite Gaston Bachelard au début de mon roman, qui évoque comment nos souvenirs les plus intimes sont « logés », comment notre âme ressemble à une demeure.
Pourquoi Clarissa quitte-t-elle son mari ? En souffre-t-elle ainsi que de rompre avec les siens, suite à un héritage ? Dans quel état d’esprit est-elle avant d’emménager à CASA ?
Sans révéler la trame du livre, Clarissa quitte son mari parce que ce dernier a été infidèle et elle le découvre d’une manière choquante. Au début de cette histoire, elle est totalement à fleur de peau, fragile, déboussolée. Rien ne va plus dans sa vie. En plus, sa vieille tante laisse toute sa fortune aux enfants du frère de Clarissa, et rien à la fille de Clarissa, Jordan. C’est pour toutes ces raisons que Clarissa signe un peu trop vite son bail avec la Résidence CASA. Elle se précipite dans une nouvelle vie, accumule fatigue et angoisse. Et c’est là que les ennuis commencent. A-t-elle raison de se méfier ? Ou succombe-t-elle trop vite à la paranoïa ? Tout le roman est bâti sur ce fondement.
Les réponses que donnent Clarissa aux questions qu’une voix lui pose à son arrivée dans la résidence correspondent-elles à vos goûts : compositeurs, chanteurs, poètes, peintres, chansons, films préférés ?
Oui et non ! Mais Clarissa n’est pas moi… Cela m’amuse beaucoup de voir dans les articles et commentaires sur les réseaux sociaux qu’elle serait mon « double ». Nous avons certes des choses en commun, elle est franco-britannique, nous sommes écrivaines, elle est obsédée par les lieux, mais cela s’arrête là. Je n’ai ni son passé douloureux, ni ses traumatismes. Ni son physique, ni son âge. Si j’avais voulu parler de de moi, je m’y serais prise autrement ! Puisque la plupart de mes lecteurs pensent qu’il s’agit vraiment de moi, j’ai décidé de prendre cela comme un compliment en me disant que j’ai réussi à créer un personnage crédible pour qui on ressent de l’empathie.
Et si je vous demandais, en dehors de Virginia Wolf et de Romain Gary, quels sont vos écrivains morts et vivants préférés ?
La liste est longue ! Il y a les auteurs français classiques, que j’aime depuis mon adolescence comme Émile Zola, Guy de Maupassant, Charles Baudelaire. Puis il y a Irène Némirovsky, Henri Troyat, Françoise Sagan, Louise de Vilmorin, entre autres. Plus récemment, j’aime et je suis le travail de Gaëlle Nohant, Lionel Duroy, Serge Joncour, et j’ai tout lu de Patrick Modiano. Je suis franco-britannique et j’aime lire en anglais autant que de lire en français. Ma romancière préférée est Daphnée du Maurier, à qui j’ai consacré une biographie en 2015. Je relis « Rebecca » chaque année ! Impossible de ne pas citer les sœurs Brontë, Oscar Wilde, Edgar Poe, Edith Wharton, Henry James, et dans les auteurs contemporains : Ian McEwan, Tracy Chevalier, Laura Kasischke, J.M. Coetzee et tant d’autres encore !
Pourquoi la Tour Effel s’effondre-t-elle? Pensez-vous que cela puisse arriver?
Mon livre évoque des attentats futurs qui visent les monuments européens les plus célèbres. Je voulais montrer le poids et le choc des images et comment elles s’incrustent à jamais dans nos mémoires. On ne « voit » pas la Tour Eiffel s’effondrer en direct, mais Clarissa revient sur ce qu’elle a ressenti en découvrant les images à la télévision, dix ans auparavant. Personne n’a oublié l’horreur des images des tours détruites du 11 septembre. Ni la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans. Et j’espère de tout mon cœur que ma chère Tour Eiffel, que je vois de ma fenêtre, ne sera jamais la cible d’un attentat.
Pensez-vous que l’artiste perdra de sa liberté dans le futur ? Quant aux livres, comment voyez-vous leur avenir ?
La liberté artistique est infiniment précieuse. Si jamais elle est menacée comme c’est hélas le cas dans certains pays, ce serait dramatique. Mon roman évoque le pas que l’intelligence artificielle pourrait prendre sur la création artistique. L’acte de création dépend d’une vision humaine, d’un prisme infiniment personnel, influencé par l’émotionnel intime d’un artiste. Si les machines s’immiscent dans notre créativité, nous sommes fichus. Quant aux livres, j’espère qu’ils ne deviendront jamais que des objets de décoration.
Pensez-vous que votre propre travail d’écrivain a évolué ? Dans quel sens ?
J’écris depuis que j’ai dix ans. C’est-à-dire depuis presque cinquante ans. Un bail ! Je dirai que mon travail évolue en permanence. Je n’aime pas me cantonner à un seul genre, un seul style. J’aime prendre des risques avec chaque roman, au risque de désarçonner mon lecteur ; je préfère le surprendre que de l’endormir. Changer mon fusil d’épaule, ne pas aller au plus facile. L’écriture est un défi, et sortir de ma zone de confort l’est également. J’espère que, même lorsque je serai une très vieille dame, je ferai pareil. La seule chose qui ne changera pas, je pense, ce sont mes fins « ouvertes ». Je n’écris pas pour donner des réponses que je n’ai pas ; j’écris pour donner à réfléchir.
Croyez-vous que des robots se substitueront aux humains pour leur sexualité, comme dans la scène que vous avez imaginée ?
Mais c’est déjà le cas ! Une lectrice m’a dit récemment que j’avais une imagination débordante, voire perverse d’avoir imaginé une chose pareille. Je lui ai prié de faire une petite recherche internet et elle m’a écrit pour me dire qu’elle était effarée, qu’elle ne se doutait pas que des robots sexuels aussi perfectionnés existaient déjà. C’est un des grands risques de l’intelligence artificielle à mon sens. Préférer l’androïde à l’humain, dans l’intimité de son lit. Le robot ne dira jamais non, il n’aura jamais mal à la tête, des humeurs, des envies. Il dira toujours oui et on pourra lui faire ce qu’on l’on veut. Il a été paramétré pour le plaisir individuel. Comment résister ? C’est terrifiant.
Le monde connecté du futur n’aura-t-il pas des avantages ?
Je ne suis pas futurologue, à l’instar de mon père. Mais comme lui, je préfère garder une part d’optimisme en regardant vers l’avant. Ce livre parle de résilience, au sein d’un monde hyper connecté et déshumanisé. A nous de trouver et garder notre place d’êtres humains dans un univers qui nous dépasse et qui nous effraie parfois. Comment ? En étant justement le contraire des robots, qui réussissent sans échec et qui sont fabriqués pour gagner. Notre monde connecté doit d’abord l’être envers nous-mêmes, à travers notre empathie, notre conscience, nos fragilités et nos doutes. Peut-être que cette pandémie mondiale nous fera ouvrir les yeux.
Pendant le confinement, vous avez retrouvé dans vos tiroirs un ancien manuscrit qui sera publié. Sur quoi porte-t-il ?
C’est un roman que j’ai écrit il y a 27 ans. Il n’avait pas trouvé preneur chez mon éditeur de l’époque. Il s’agit de l’amitié improbable entre un ado solitaire et une SDF sans âge, abimée par la vie. Un roman d’apprentissage qui a touché mes éditeurs après avoir dormi toutes ces années dans ma cave !
Travaillez-vous sur des séries ?
Oui, et c’est un travail passionnant. J’apprends beaucoup et c’est un plaisir de travailler avec d’autres scénaristes plus expérimentes et aguerris !
Pour poursuivre les questions de « la voix » virtuelle, lesquelles préférez-vous ?
Je suis une grande fan de séries, depuis longtemps. J’aime Breaking Bad, House of Cards, Game of Thrones, Mad Men, Homeland, Mind Hunter, Sharp Objects, Zone Blanche, Le Bureau des Légendes, Home Coming, Black Mirror, La Servante Ecarlante, pour n’en citer que quelques unes !
Les Fleurs de l’ombre, de Tatiana de Rosnay, (Robert Laffont-Héloïse d’Ormesson)
( Tatiana de Rosnay – photo D.R)