François Kasbi : « Les romans que je n’aime pas: je les oublie, je n’ai pas le temps »

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François Kasbi est un érudit, un passionné, un passeur. Il collabore aux Inrocks, à La NRF, au Figaro littéraire… Dernier ouvrage paru : « MATULU-Journal rebelle » (Paris Max Chaleil 2017). Ce « Bréviaire » représente vingt ans de lectures, un choix de livres « é-lus », pour leur « écho intime », leur intelligence, leur poésie et leur esprit.

propos recueillis par

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Une promenade réjouissante et éblouissante, sur les chemins de traverse, de la littérature qui donne envie de lire, de relire, selon l’humeur, du grave ou du léger, pour notre plus grand plaisir. La boulimie est contagieuse !

Comment est née l’idée de ce Bréviaire capricieux ?
Elle date de mes débuts dans la critique littéraire, il y a vingt ans… J’ai toujours été plutôt un gros lecteur, et peu à peu, à force de lire littérature française et étrangère mêlées et de trouver, non pas de « nouvelles femmes à aimer » comme dit Jim Harrison pour justifier l’écriture d’un roman, mais de « nouvelles phrases à citer et mémoriser » (parce que cela aide à vivre, « nommer, c’est faire exister » dit à peu près Mallarmé), à collationner, j’ai eu envie de faire le point, le plus souvent possible, entre un écrivain et… moi, en toute modestie (sourire). D’où que c’est toujours une lecture intime, existentielle que je tente : ce que je lis me concerne, et par extension, par hypothèse, peut concerner n’importe qui vit, aime, lit, meurt.

L’avez-vous commencé pour vous-même ou aviez-vous déjà envie de partager vos goûts littéraires ?
Un peu les deux donc. Je cite beaucoup dans mes textes – ce sont des façons, aussi, de me souvenir, et de harponner le lecteur… ou la lectrice. Banalement, souvent, nous sommes sensibles aux mêmes mots, aux mêmes raccourcis, aux mêmes fusées, ou saillies. Quand quelqu’un parvient à nommer précisément quelque chose d’universel : c’est gagné.

Pensez-vous que beaucoup de lecteurs sont  » déconcertés, désorientés, désemparés » ? Et pourquoi le sont-ils aujourd’hui plus qu’hier ?
Ces adjectifs me sont venus lors d’une de mes visites lointaines en librairie : j’étais devant les rayons « Littérature scandinave » et « Littérature germanophone » et je me disais : « Comment ne pas être déconcerté… désorienté… désemparé… devant ces noms (Laxness, Botho Strauss, Ingeborg Bachmann, Mihaïl Sebastian le Roumain, pas loin, etc.) – sauf à passer sa vie « en littérature » ? Alors, comme j’avais lu Laxness, Botho Strauss, Sebastian, et que je les aimais, j’ai guetté une parution d’un de leurs livres, pour les évoquer. Le livre chroniqué dans le Bréviaire, pour chaque écrivain, est souvent l’occasion d’évoquer l’oeuvre, de donner envie de découvrir un livre – et quelqu’un.
Il y a une chose que je voudrais préciser à propos du « capricieux » du titre : je crois qu’un livre est (inséparable d’) une circonstance. Il est possible que certains livres que j’ai aimés et chroniqués dans ce Bréviaire, lus il y a 5 ou 10 ans, ne con-sonnent plus avec mes sentiments, perplexités, enthousiasmes, « préoccupations » d’aujourd’hui : Bréviaire « capricieux », donc – où la circonstance joue son rôle, déterminant.

« Je me disais : « Comment ne pas être déconcerté… désorienté… désemparé… devant ces noms (Laxness, Botho Strauss, Ingeborg Bachmann, Mihaïl Sebastian le Roumain, pas loin, etc.) – sauf à passer sa vie « en littérature » ? »

Quels sont les dix auteurs français qui ont votre préférence ? Les dix étrangers ?
Impossible de répondre à cette question : le Bréviaire, à rebours, dit pourquoi. Je relis Le Quatuor d’Alexandrie et Clarice Lispector, ou je découvre Maurice Heine ou un premier roman (il y a beaucoup de premiers romans dans le Bréviaire – j’aime beaucoup tenter de déceler, dès un premier roman, quelque chose qui me requiert et demande de « prendre date ». Il y a 600 livres ou écrivains évoqués – et tous, à un titre ou un autre, me concernent. Alors l’île déserte sera vraiment déserte : impossible de choisir. Ou peut-être Le Quatuor d’Alexandrie, parce qu’il y a beaucoup de choses dans Le Quatuor – à la fois cérébral, sensuel, poétique, démesuré aussi (l’ambition donc). C’est beaucoup.

Qu’est-ce qui fait qu’un livre vous emporte ?
L’écho intime, l’intelligence (j’aime bien l’intelligence dans un roman, je sais que ce n’est pas discriminant pour beaucoup – à commencer par Proust -, et peut-être présomptueux de ma part, mais j’aime assez éprouver ce sentiment exaltant de l’intelligence – le mot de Raquel Welch, que je cite souvent dans le Bréviaire : « L’intelligence est une zone érogène ») ; la poésie (d’où que Lispector, ou Botho Strauss, ou McGahern l’irlandais, ou Orstavik la Norvégienne, ou Sheila Heti la Canadienne, soient présents – par exemple) ; l’esprit (celui des comédies romantiques de Laurie Colwin ou de Meg Wolitzer) ; ou encore une forme de révolte pure, intense, sur le fil (comme par exemple Emmanuelle Richard, dont le dernier livre, Désintégration (L’Olivier), est LE livre de la période agitée que l’on vit : c’est un livre casse-gueule, pas que sympathique, mais elle ne trébuche jamais – elle promet, je crois, Emmanuelle Richard – elle tient déjà pas mal, en fait, avec ses seulement trois livres pour l’heure).

« J’aime assez éprouver ce sentiment exaltant de l’intelligence »

Je répète : j’ai prémédité ce livre. J’ai guetté la parution de tel livre de Maïakovski ou de Salter, de Déon ou de Ramuz, de Claude Simon ou de Roger Laporte ou une biographie de Chateaubriand – parce que je les voulais présents dans ce Bréviaire. Ils y sont. Ce Bréviaire représente 20 ans de lectures orientées vers cette somme qui les récapitule. Et on trouve aussi bien Gérard de Villiers que le Nobel Joseph Brodsky. Pourquoi ? Parce que c’est, pour l’un, un poète génial ; pour l’autre, un type bigger than life et que j’adore.

Une dernière chose : il y a beaucoup de « livre-orphelin », de « one shut » dans ce Bréviaire (littérature française ou étrangère) : le seul livre qui retienne vraiment chez tel ou tel, et qui justifie sa place dans une bibliothèque (« donc » dans ce Bréviaire). Je crois qu’il « faut » écrire un bon livre, au moins – et c’est gagné. On a sa place au soleil. Voyez Meckert (Les Coups) : c’est gagné. Publication en 1944 (deux articles de Gide dans Le Figaro, quand même), réédition en 92 par Pauvert (postface d’Annie Le Brun – déjà se profile l’imprimatur) et Folio en 2000 (de mémoire) : voilà le trajet d’un vrai livre – long mais certain de l’issue (la bibliothèque). Ou Ehni (La Gloire du Vaurien), c’est gagné. Ou Cossery, les deux ou trois premiers. Ou Maurice Pons (Les Saisons, constamment réédité par Bourgois), etc.

Même si vous y répondez dans votre préface, pourquoi ne parlez-vous pas des romans que vous n’aimez pas ?
Parce qu’il y a tant à écrire sur des gens qu’on estime et respecte. Qui nous exaltent et nous exhaussent. La vie est courte, le temps précieux – et j’ai soif, toujours, de lectures : « Nommer le monde », on n’en finira certes jamais, mais entre les Anglais Graham Swift ou Martin Amis, et l’Espagnol Marias, impossible de choisir : ils se complètent, ils sont nécessaires les uns et les autres, ils contribuent à donner une image complexe et sensible du monde, de l’amour, de la littérature (voir les essais de Martin Amis – recrus d’intelligence et parfois de mauvaise foi – mais peu importe : Amis peut tout se permettre, c’est un des plus « grands » aujourd’hui).

« La vie est courte, le temps précieux – et j’ai soif, toujours, de lectures »

Soif de lectures, donc – et d’écriture pour témoigner (entre autres). Je le dis dans la préface (pardon, je me cite) : « J’ai un défaut qui est devenu un pli : j’aime admirer ». Ce n’est pas tout à fait par hasard que Stendhal est la ligne de fond de ce Bréviaire : Stendhal est l’ennemi absolu des passions tristes qui abaissent (« c’est un piètre mérite » (sic), dans son Journal) : il a toujours cherché des raisons d’exister, de se réjouir d’exister – quitte à ce qu’il y parvienne plus dans ses livres, que dans sa vie : Henri Beyle n’est peut-être pas si stendhalien – mais il a créé l’adjectif, et la qualité.

Les romans que je n’aime pas : je les oublie, je n’ai pas le temps. Restent ces 600 pages du Bréviaire – pour « donner envie ». Cette somme, c’est aussi, un peu, un bilan : je voulais en finir avec une partie de ma vie (critique) et en inaugurer une autre (roman). Le Bréviaire signe une fin, et inaugure une « deuxième partie » dans ma vie littéraire. Barbey, Bloy, Nimier ont fait beaucoup de critique littéraire (Bloy, vingt ans…) : je les ai beaucoup lus, et aimés. Ils ne sont jamais loin. Même leur destin m’intéresse et dessine une voie, possible. Mutatis mutandis, et toutes proportions gardées (sourire).

Vous êtes critique littéraire, diriez-vous à nouveau que votre rôle est de « donner envie de lire » ?
Je vais vous faire un aveu : je ne me suis jamais vécu comme « critique littéraire », pas plus que comme « veilleur de nuit ». Donc, non : je ne suis pas « critique littéraire ». Je suis… mes livres qui me définissent absolument. Mes livres – et rien que mes livres. Le reste : le moyen pour y parvenir. La fin, je vous l’ai dit au début de cet entretien, a toujours été le livre (ici le Bréviaire).

Quant à « donner envie » : oui (sourire) Et peut-être inventer d’autres pistes, parce que j’ai « choisi » d’en explorer pas mal. J’ai été – donc, vous voyez, j’y viens – veilleur de nuit dans deux hôtels pendant 7 ans – pour lire, et écrire. J’ai lu, j’ai écrit. Quand on publie dans Esprit ou La NRF, ça fait plaisir – mais pas vivre. Alors… on trouve un hôtel, et on va lire et écrire.

« Je ne me suis jamais vécu comme « critique littéraire », pas plus que comme « veilleur de nuit »

Je ne comprends pas, parfois, eu égard aux 500 ou 600 livres qui paraissent en septembre, puis en janvier, que l’on doive systématiquement relire les mêmes textes sur tel ou tel : il y a un peu de paresse là-dedans, quand même. C’est plus simple de refaire l’article sur Philip Roth ou Modiano que de découvrir Hanne Orstavik la Norvégienne déjà citée, ou Maile Meloy, ou Sheila Heti. Pourtant, le seul livre traduit d’Heti (L’Olivier encore) est drôle, intelligent, foutraque, il ne ressemble à rien – mais il existe, et il a « intégré ma bibliothèque » (comme Meloy, ou Orstavik, donc). Et il y a bien deux catégories de livres dans une bibliothèque : ceux qui l’ont « intégrée », et ceux qui n’y sont pas (sourire). Et plus le temps et les lectures passent, plus la place est chère – parce que je n’aime pas « accumuler ». Elire, oui – donc éliminer, nécessairement.

Ne pensez-vous pas que les « descentes » soient salutaires, surtout celles d’écrivains trop médiatisés ?
Ne m’intéresse pas une seconde. Ne m’intéresse que le procès entre moi… et moi : « Je n’ai que l’idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant » – souvenir de Montherlant. Chacun sa route. Ils font ce qu’ils veulent. Moi, j’ai peu de temps. Trop à lire et écrire (mon prochain livre est un roman mais je poursuis évidemment mes lectures, ma « veille »). Ce n’est pas la critique qui m’intéresse, c’est la vie, et les livres comme biais. Ou l’art comme grille de lecture. J’aime les artistes. Les gens qui tentent un truc, parce que, « décidément », « ça » ne suffit pas. Non : « ça » ne suffit pas.

Avez-vous voulu permettre aux lecteurs de redécouvrir des écrivains « pour écrivains » souvent oublié par les non-initiés, comme Jacques Laurent, Frédéric Berthet, Bernard Frank, Jean Dutourd… et tant d’autres?
J’ai juste voulu dire qu’ils existaient et me touchaient. Qu’ils méritaient notre gratitude, d’avoir tenté quelque chose, et d’y être dans l’ensemble (pour ceux que vous citez) parvenu. Je ne comprends pas pourquoi Dutourd serait prisonnier d’une caricature alors que c’est un lecteur tellement fin, d’une érudition qui régale, et avec toujours cette ironie si française au coin de la phrase. Qui encore, aujourd’hui, pour évoquer Hugues Rebell ? Voyez Dutourd (La Chose écrite, Flammarion).

A propos de Stendhal, vous parlez surtout des essais sur lui de Philippe Berthier, Pierre Alain Bergher. Pourquoi ne pas dire quel est votre roman préféré d’Henri Beyle ?
Parce que je préfère Le Rouge et le Noir certaines saisons, et La Chartreuse…, d’autres. Parce que Stendhal est comme la Révolution selon Clémenceau : un bloc. On ne choisit pas. Tout Stendhal est dans chaque Stendhal.

Comme moi, vous avez eu la chance de rencontrer Victor del Litto, le maître des études stendhaliennes. Quel souvenir gardez-vous de lui ?
Savoureux. C’était le Pape. Aujourd’hui, c’est Philippe Berthier (« après » Michel Crouzet) qui l’a remplacé. Berthier est une merveille, d’intelligence éruptive, de curiosité et d’humilité – alors qu’il est passé de Barbey à Stendhal, de Balzac à Proust, d’Augiéras, Herbart ou Gracq à Chateaubriand et, par voie de conséquence presque, à la Pléiade Jean d’O (tome 2). C’est, en outre, c’est vrai (aveu), un ami cher, et un des dédicataires du Bréviaire.

Quels sont les écrivains d’aujourd’hui que vous estimez ?
Il y en a pas mal dans le Bréviaire (sourire)… Beaucoup de premiers romans m’ont touché. Je crois que, dans la perspective existentielle et intime qui est la mienne quand je lis, c’est un texte qui me fait signe, pas nécessairement un écrivain – à part Stendhal, Balzac, Barbey, Camus, Fitzgerald et tous ceux qui figurent dans mon livre précédent, le Supplément inactuel avec codicille intempestif etc. : Aragon, Drieu, Berl, Valéry, Toulet, Gobineau, Fraigneau, Nimier, etc.

Un de mes derniers coups de cœur : le dernier livre de Nicole Krauss, Forêt obscure (L’Olivier, décidément, 2018). Je n’avais pas vraiment aimé, goûté ou lu les autres. Je ne l’avais pas « repérée » (la circonstance dont je vous parlais, qui joue son rôle, donc, dans la disponibilité et l’accueil intime d’un livre) – mais là, avec ce livre, elle distance nettement la plupart de ses contemporains américains (Dave Eggers, Jonathan Safran Foer, etc.) : elle parle « d’ailleurs », elle n’est pas « tout à fait » de leur monde. J’ai adoré me perdre dans ce livre – car l’on s’y perd.

Pour revenir à votre question sur mes livres préférés de Stendhal et « expliquer » un peu mieux pourquoi je ne peux pas vraiment répondre : la plupart des écrivains, même grands, laissent deux, trois, quatre livres – qui les justifient et qui suffisent à attester leur existence d’écrivain : ils sont dans la bibliothèque. Quelques-uns, rares, existent comme « un tout ». Surtout au XIXème je crois cf Flaubert, Balzac, Stendhal. Chez eux, je prends tout. Mais chez Malcolm Lowry, je prends Sous le volcan uniquement. Je ne sais si je me fais comprendre… Par exemple, pour faire de la place chez moi, récemment, j’ai dû me séparer de certains livres de Sandor Maraï. J’ai gardé les grands « selon moi » : Les Braises, La Conversation de Bolzano, Métamorphoses d’un mariage et un ou deux autres. Le reste n’est plus dans ma bibliothèque. Pareil pour Zweig, ou Simenon, ou Canetti, ou…

« La plupart des écrivains, même grands, laissent deux, trois, quatre livres – qui les justifient et qui suffisent à attester leur existence d’écrivain : ils sont dans la bibliothèque »

Que pensez-vous de Houellebecq ?
Je le respecte, évidemment, mais ce n’est pas trop ma chapelle – aveu. Même si j’avais adoré Plateforme en particulier (mais je n’ai plus Soumission par exemple, que j’ai trouvé moins bon). J’ai plus de plaisir à relire André Fraigneau ou Michel Déon, les deux écrivains les plus romanesques du XXème siècle. Et s’il y a une chose qui me touche plus que tout, c’est le romanesque (j’aurais pu le mentionner dans votre question précédente sur « ce qui m’importe »). La volonté de dire que « la vie » ne suffit pas – et que le romanesque est nécessaire, indispensable. Au cinéma, c’est Douglas SIrk, par exemple, qui me montre la voie. Vous comprenez pourquoi je respecte l’artiste Houellebecq mais qu’il ne fait pas tout à fait partie de mes « fellows » ? (sourire).

 

Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés (Les éditions de Paris Max Chaleil)

( crédit photo D.R )

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